Nous vivons deux fois

Pourquoi écrire l’histoire de sa vie ? « Qui en a besoin ? Et pour quoi faire ? » Ces questions ouvrent le livre de Zygmunt Bauman (1925-2017) et reviennent à plusieurs reprises. Finalement, le sociologue polonais n’écrira pas d’autobiographie, il ne laissera que des « fragments », pour la plupart inédits. Ils sont rassemblés et annotés dans ce volume conçu par Izabela Wagner, sa biographe [1]. Ce sont des textes saisissants qui nous révèlent un autre Bauman que le sociologue à l’œuvre prolifique que nous connaissons. Organisés en sept chapitres, ils s’adressent surtout à sa famille, il les a rédigés à des âges différents (62, 72, 84 et 91 ans).

Zygmunt Bauman  | Ma vie en fragments . Trad. de l’anglais par Frédéric Joly. Premier Parallèle, 288 p., 24 €

Izabela Wagner a choisi de commencer sur un constat qui donne effectivement un sens à ces textes classés selon un ordre chronologique. Bauman considère que « nous avons deux vies ». La première est vécue, la seconde racontée. Cet état, qui suppose cette construction de soi que Freud jugeait indispensable, s’intègre à l’époque, à une modernité que le sociologue a longuement étudiée, qu’il disait « liquide ». Rien n’est figé, tout peut changer en un rien de temps. « La vie liquide, écrivait-il dans un de ses livres, est précaire, vécue dans des conditions d’incertitudes constantes », ce qui rend délicate la construction de soi (La vie liquide, Pluriel, 2006). On comprend donc très vite que ces fragments autobiographiques, écrits sur un autre ton que ses recherches académiques, s’adressent d’abord à lui-même. Ce qu’il reconnaît d’ailleurs : « Nous vivons deux fois », insiste-t-il. La seconde vie, celle qu’on revit, « semble pour une raison ou pour une autre plus importante que la première », « le sens se fait jour », elle est la seule qui perdure, elle devient « un ticket pour l’éternité ». Ce qui donne force et réalité à ces fragments, aux souvenirs qu’il transmet.

Un des textes les plus forts cumule l’intime des histoires de famille et cette redécouverte de soi. Il le destine à ses filles et petits-enfants, et à 62 ans il n’envisage pas sa publication. Le titre et la langue choisie en disent long sur ce qu’il veut faire passer à sa postérité. C’est en anglais, pas en polonais, alors qu’il vit en exil. Ce n’est pas vraiment l’histoire de sa vie, plutôt celle de ses souvenirs. D’où un titre concentré sur ce qui revient quand il se souvient de son enfance : « The Poles, The Jews and I » 

Zygmunt Bauman, Ma vie en fragments
Zygmunt Bauman ( Wroclaw, Pologne, 2011) © CC BY-SA 2.0/Narodowy Instytut Audiowizualny/Flickr

On regrettera que ce texte inédit, découvert après la mort de son auteur, ne porte pas ce titre (seulement signalé dans la préface), qu’il soit divisé en deux chapitres et mélangé, on ne sait où, à un autre texte rédigé en 2016. C’est d’autant plus étonnant que Bauman insiste sur son intention dans un sous-titre révélateur : « Sur tout ce qui a fait ce que je suis – une exploration ». Le portrait affectueux de ses grands-parents dans de petites villes, puis de ses parents à Poznań où ils s’installent au début des années 1920, est doublé d’un tableau inattendu de l’émancipation des Juifs polonais à cette époque. Ils sont animés de la conviction que « leur polonité nouvellement acquise », suite à l’indépendance de la Pologne recouvrée en 1918, « revêt une dimension progressiste ». Son père et sa mère sont des Juifs laïcs, cultivés, modernes. Mais leur conviction se heurte très vite à l’antisémitisme, Poznań étant le bastion du principal parti nationaliste et antisémite, la Démocratie nationale.

Dès l’école primaire, le petit Zygmunt, venu au monde en 1925 suite à un avortement raté, se voit assigner par ses « camarades » une place au fond de la classe : « Ta place est là, Juif ! Et surtout ne te mets pas en tête d’en rechercher une autre. » Il se souvient de sa mère qu’il admirait, « toute-puissante et omnisciente », insultée et humiliée dans la rue lorsqu’elle le ramenait à la maison, marchant « la tête dans les épaules, les yeux rivés sur le trottoir, évitant soigneusement de jeter le moindre regard derrière elle ». Elle était incapable de se défendre ou de défendre son fils. « Elle était humiliée, et elle avait peur ! Dès lors et de nombreuses années durant, je vécus dans la peur. » Telle est « l’exploration » engagée dans ce texte, qu’il veut transmettre à ses filles.

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Ma vie en fragments est de ce point de vue un magnifique exemple des interrogations, évolutions ou hésitations de toute une génération de jeunes gens qui, contre le nazisme et l’antisémitisme, s’engagèrent corps et âme dans le communisme.

Beaucoup d’autres souvenirs reviennent. En 1939, par exemple, la fuite de Poznań avec ses parents devant l’occupation allemande et sous les bombes, en train, en charrette ou à pied. Ils sentent déjà ce qui attend les Juifs et décident de se diriger vers l’Est, espérant un meilleur traitement. Ils passent difficilement la frontière de la zone soviétique – l’URSS occupe depuis le 17 septembre l’est de la Pologne en vertu du pacte germano-soviétique. Ils espèrent y trouver refuge et travail. Son père devient comptable et résume la situation en rentrant du bureau par cette formule : « Tout le monde vole ». Ils parviennent à s’installer dans un village paisible, et l’adolescent garde ces 18 mois « gravés dans [sa] mémoire comme une période de constante béatitude ». Il peut s’épanouir, jusqu’au 22 juin 1941 quand Hitler attaque l’Union soviétique. Mais il doit attendre ses 18 ans avant de s’engager dans les unités polonaises de l’Armée rouge. Aussi, l’hiver 1943, se trouve-t-il affecté à Moscou, où il est frappé par l’état de la foule moscovite : « Épuisés, les visages émaciés et grisâtres, les yeux vides, ils marchaient toujours dans les rues avec précipitations – pour prendre un tramway bondé, pour rejoindre une autre file d’attente interminables […] D’autres, mieux nourris et sûrs d’eux-mêmes, passaient en voiture, à grande allure ». 

Intégré au sein de « l’armée populaire de Pologne », il est nommé officier, du fait de sa bonne culture polonaise, dans une unité d’artillerie. Surpris, il se demande comment il est perçu par ses soldats. « Un extraterrestre je suppose », mais Juif ou Polonais ? Il ne le saura jamais. « Je savais une chose : j’étais un officier polonais combattant pour la cause polonaise […]. J’étais la Pologne. » Cette remarque en annonce beaucoup d’autres. Elle témoigne d’une préoccupation identitaire constante pendant la guerre où il fut grièvement blessé, ou durant sa vie académique en Pologne socialiste. La question est posée clairement dans un texte énergique intitulé « Qui suis-je ? ». Il s’adresse aux Polonais non juifs qui le rejettent, et tranche : « Oui, je suis polonais. La polonité est mon foyer ‘’spirituel’’ ; la langue polonaise est mon monde. C’est ma décision. Vous ne l’appréciez pas ? Je suis désolé, mais c’est votre problème, il ne me regarde pas. Je suis un Juif polonais. Je ne me déferai jamais de ma judéité, de mon appartenance à [cette] tradition ». Il cite d’ailleurs une « lettre d’amour » que son père a glissée dans sa poche lorsqu’ils se sont séparés. Elle se terminait par ces mots : « Souviens-toi bien, tu es un Juif et tu appartiens au peuple juif. »

D’ailleurs, c’est lorsque le pouvoir communiste polonais attaquera cette identité, en 1968, que Zygmunt Bauman rompra définitivement avec son engagement contracté pendant la guerre. Ma vie en fragments est de ce point de vue un magnifique exemple des interrogations, évolutions ou hésitations de toute une génération de jeunes gens qui, contre le nazisme et l’antisémitisme, s’engagèrent corps et âme dans le communisme. Ils voulurent reconstruire leur pays dévasté, en bâtissant un régime socialiste. Il fallait tout recommencer, le « transformer en quelque chose de mieux ». Et puis, au bout de quelques années, ils commencèrent à douter. La rupture, cependant, n’allait pas de soi. Il y en avait deux.

La première, celle avec la politique stalinienne et ses crimes, fut encouragée par le pouvoir soviétique au milieu des années 1950 lorsqu’au XXe congrès du PCUS, en 1956, Nikita Khrouchtchev, le secrétaire général, dénonça les crimes de Staline dans un rapport secret bientôt connu de tous. Ça ne changea pas grand-chose à la réalité soviétique, mais encouragea des réflexions « révisionnistes » et des mouvements de protestation, en Pologne et en Hongrie, plus tard en Tchécoslovaquie. Mouvements qui furent réprimés par le même Khrouchtchev ou ses successeurs. Bauman fut parmi ces révisionnistes, il « croyait encore que la voie polonaise conduisant au socialisme […] ne suivrait pas la trajectoire soviétique et ne se perdrait pas ». Il est « difficile de se défaire de ce type d’illusion », insiste-t-il. La seconde rupture est sans doute la plus douloureuse, la plus difficile, car elle implique toute sa vie depuis son adolescence. Il raconte comment elle est venue progressivement de 1956 à 1968. « Je le reconnais : j’ai ‘’muri’’ lentement. Il y avait cet espoir têtu que le ‘’Parti finirait par comprendre’’. »

Bien d’autres épisodes sont évoqués dans ces riches Fragments, mais l’essentiel des moments cités se situait avant que Bauman ne commençât sa nouvelle vie en exil, à partir de 1971. C’est d’ailleurs le principal intérêt du livre. On peut penser qu’avec ces textes en désordre, Bauman n’avait pas l’intention de se lancer dans « une confession », contrairement à ce qui est dit en introduction, mais seulement de laisser des souvenirs, des éléments de sa vie racontée, en laissant à ses biographes le soin d’écrire sa vie vécue. Quant aux deux derniers chapitres, plus conjoncturels – Bauman répond notamment aux attaques dont il fut l’objet à cause de sa collaboration avec les services secrets –, ils se limitent à des généralités sur la Pologne des années post-soviétiques. Ils donnent l’impression d’être seulement là pour conclure la chronologie. 


[1] Izabela Wagner, Baumaun. A Biography, Cambridge, Polity, 2020 (à paraître en français aux éditions de la MSH).