Andromaque par temps de guerre

A l’Odéon, qu’il dirige, Stéphane Braunschweig réussit à faire entendre des résonances contemporaines dans Andromaque de Jean Racine, sans recourir à des procédés d’actualisation.

Jean Racine   | Andromaque. Mise en scène de Stéphane Braunschweig. Odéon, Théâtre de l’Europe, jusqu’au 22 décembre 2023 ; tournée jusqu’au 14 février 2024

La troisième pièce du jeune Racine reste dans les mémoires comme celle des amours contrariées : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime toujours son défunt mari Hector. Mais ces quatre personnages portent le poids d’une guerre toute récente, achevée depuis un an : la fameuse guerre de Troie. Le texte le rappelle à plusieurs reprises, comme il évoque les exactions perpétrées dans les deux camps. Après Britannicus en 2016, Stéphane Braunschweig avait mis en scène, en 2020, Iphigénie, dont l’action est contemporaine de la guerre elle-même. Il dit avoir pensé à Andromaque une fois le conflit en Ukraine commencé ; il était en pleines répétitions au début de l’affrontement entre Israël et le Hamas. Dans le programme du spectacle, il dit : « Ce dont il est question à travers leur folie amoureuse, c’est peut-être aussi d’une autre folie, directement liée à la guerre, et aux traumatismes qu’elle a causés ».

Stéphane Braunschweig, Andromaque
Andromaque, Jean Racine. Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig (Odéon 2023) © Simon Gosselin

Une reprise de la guerre semble redoutée, à l’image de ces conflits toujours prêts à s’enflammer une nouvelle fois. Elle apparaît comme une menace lointaine, mais vraisemblable, en la personne du petit Astyanax, susceptible de venger son père Hector mort, trainé derrière le char du vainqueur Achille. Racine innove par rapport à ses modèles : Astyanax était censé avoir été jeté du haut des remparts de Troie par les Grecs. Selon Virgile, Andromaque était bien mère, mais d’un enfant conçu avec Pyrrhus, le fils d’Achille, dont elle était captive. D’entrée, chez Racine, le fils d’Andromaque et de Hector apparaît comme l’enjeu de l’action. Il est exigé des Grecs par l’entremise d’Oreste (Pierric Plathier) qui annonce, dès la première scène, lors de ses retrouvailles avec son ami Pylade (Jean-Baptiste Anoumon), le motif de son ambassade. À l’approche du dénouement, sa sauvegarde reste la motivation, pour Andromaque, soumise à un chantage, d’épouser Pyrrhus, avant de se tuer. 

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Stéphane Braunschweig crée les scénographies de ses spectacles. Cette fois, dans un grand espace sombre, il a recouvert le plateau d’une vaste étendue rouge, comme une toile abstraite. À mesure que le jeu se déploie, elle s’avère être une immense mare d’un sang qui macule progressivement les vêtements et dans lequel Pyrrhus (Alexandre Pallu) se jette aux pieds d’Andromaque (Bénédicte Cerutti), qui finit par souiller le bas de la nappe blanche sur la table, seul élément de décor avec quatre chaises. La dominante des costumes, (de Thibault Vancraenenbroeck) contemporains, est noire, elle aussi, avec deux exceptions.  

Stéphane Braunschweig, Andromaque
Andromaque, Jean Racine. Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig (Odéon 2023) © Simon Gosselin

Andromaque, déjà en partie vêtue de clair, fait son entrée, au dénouement, dans une longue robe blanche, le petit Astyanax dans les bras. Pyrrhus, présent à l’acte V dans le seul délire d’Oreste, apparait métamorphosé dans son habit de mariage, les cheveux, jusque-là pendants, soigneusement attachés en catogan. Pendant tout le reste du spectacle, il portait la tenue militaire, treillis kaki et pataugas, d’un soldat sans cause. Mais sa posture est plus révélatrice : parfois avachi sur une chaise, un verre d’alcool à la main, il ne reste au fils du grand Achille qu’à mener un vain combat, la conquête de sa captive Andromaque. Hermione (magnifique Chloé Réjon), souvent mains dans les poches de son costume noir, dans une attitude virile, semble, elle, toujours déterminée, même dans ses revirements. 

« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle, / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. 
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
. » Ces vers, parmi les plus célèbres de la tragédie classique, connus par cœur dans le passé par des générations entières, évoquaient un « carnage », que seule l’identification contemporaine à la chaîne des amours contrariées a eu tendance à reléguer au second plan, que l’actualité oblige à entendre autrement.  Les membres de la distribution, y compris les seconds rôles, Boutaïna El Fekakk (Céphise), Clémentine Vignais (Cléone), Jean-Philippe Vidal (Phoenix), donnent  toute leur plénitude à ces alexandrins ;  ceux-ci révèlent « sous leur épure de diamant, une brutalité et une cruauté qui nous renvoient aussi bien au temps d’Euripide qu’à notre époque contemporaine », selon Stéphane Braunschweig.