Naissance et valorisation de la valeur

Par des voies tortueuses, dont l’édition française a le secret, le public dispose à présent de l’ensemble des livres importants du philosophe et sociologue allemand Hans Joas : une sorte de trilogie, composée de La créativité de l’agir (1996, traduit en 1999 aux éditions du Cerf), de Comment naissent les valeurs, publié en Allemagne en 1997, et des Pouvoirs du sacré (2017, traduit en 2020). Pour comprendre ce dernier ouvrage, le lecteur avait besoin des deux précédents, mais il n’en disposait pas, faute d’un suivi sérieux de la production d’un auteur, certes moins connu en France que Jürgen Habermas, Axel Honneth ou Harmunt Rosa, mais dont on avait jugé, au moins par deux fois (la première en 1999, la seconde en 2007 avec la traduction de son livre sur le penseur américain Mead), le travail digne d’attention pour un public ne lisant pas l’allemand.

Hans Joas | Comment naissent les valeurs. Trad. de l’allemand par Jean-Marc Tétaz. Calmann-Lévy, 397 p., 25 €

Situation dont l’auteur, fair play, s’amuse dans la préface qu’il donne au livre qui paraît aujourd’hui, mais dont il faut pourtant relever le paradoxe pour un pays, la France, qui compte certains des penseurs des valeurs les plus importants ; n’en citons que deux : Louis Lavelle et son Traité des valeurs (PUF, 1950) et René Le Senne qui inaugura, en avril-mai 1945, la reprise des réunions de la Société française de philosophie par une conférence intitulée « Qu’est-ce que la valeur ? » (disponible en ligne), mais il faudrait également évoquer Jean Nabert et tant d’autres. Paradoxe intellectuellement cruel quand on se rappelle que paraissait en 1990 Soi-même comme un autre de Paul Ricœur (Seuil), dont Hans Joas reconnaît l’inspiration, et quelques années plus tard la traduction du grand opus du philosophe canadien Charles Taylor, Les sources du moi (Seuil, 1998). Nul ne saura désormais la musique nouvelle qu’auraient pu faire entendre en France de telles partitions jouées presque ensemble. 

Quoi qu’il en soit de l’ordre bouleversé dans lequel nous parvient l’œuvre de Hans Joas, Comment naissent les valeurs paraît sur la scène éditoriale française à un moment de profond désarroi, provoqué non pas tant par la guerre des valeurs, liée à ce que Max Weber nommait le « polythéisme des valeurs », mais par les effets délétères d’un discours censé en prendre la défense, lequel n’a jamais été aussi cynique, au point de dévaloriser durablement tout engagement moral et politique. La réponse du philosophe-sociologue à ce moment d’exaltation hypocrite des valeurs, dissimulant une réelle volonté de les réinscrire dans la sphère économique dont elles tirent leur origine, mais dont elles se sont émancipées, a été d’entreprendre de revisiter à nouveaux frais une « histoire de la morale », depuis ce que Karl Jaspers a nommé la « période axiale » jusqu’à l’apparition de la thématique des droits de l’homme. La trilogie « agir-valeur-sacré » provient des premiers résultats de cette vaste enquête en cours. Dans le cas précis du livre sur les valeurs, deux questions ont été motrices : celle, dans le contexte du débat entre libéralisme et communautarisme, de l’attachement aux valeurs et celle, prise dans une controverse sur la créativité de l’agir, de l’émergence des valeurs. 

Comment naissent les valeurs Hans Joas
Hans Joas ( Göttingen) (2014° © CC BY-SA 3.0/Ziko van Dijk/WikiCommons

D’emblée, Hans Joas énonce sa thèse, sur laquelle reposera ensuite son livre de 2017 sur le sacré : les valeurs naissent dans « les expériences de formation de soi et de l’auto-transcendance ». Deux convictions préalables animent la recherche : le concept de « soi », pour problématique qu’il soit, représente pour l’auteur « l’une des plus grandes découvertes dans l’histoire des sciences sociales et constitue un progrès théorique incontestable ». Et l’on reconnaît ici un des tournants dans l’Histoire dont Hans Jonas entend renouveler le récit. Le sentiment que la philosophie et la sociologie contemporaine « ne disposent pas d’une offre convaincante » pour « identifier les contextes d’actions et les types d’expérience dans lesquels s’origine le sentiment subjectif que quelque chose est une valeur » constitue la deuxième conviction. Fidèle à sa méthode, Hans Joas va traverser différentes œuvres qui lui semblent avoir contribué puissamment à éclairer la naissance des valeurs. La philosophie des valeurs, notamment celle développée en France, qu’il ne cite jamais, ne lui paraît pas « intéressante », car elle repose sur le postulat que les valeurs ne peuvent pas « naître de l’agir et de l’expérience des humains », appartenant à « un autre mode d’être » et ne pouvant « être produites » par le sujet mais seulement découvertes. Prenant acte d’un impossible retour à une situation pré-critique, la question de la genèse des valeurs ne commence à se poser de façon correcte que lorsqu’on l’envisage dans le contexte d’une subjectivité prise dans « la contingence de son acte d’évaluation ».

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C’est donc de celui qui a déclaré que « le mot homme signifie celui qui évalue », de Nietzsche, que part la traversée de Joas, qui le conduira ensuite à William James inaugurant l’élaboration d’un concept moderne d’expérience, puis à la sociologie de la religion de Durkheim, lequel met au jour des expériences collectives créatrices de valeurs. Continuant sa route, Joas en vient à la pensée de Georg Simmel et à la phénoménologie de Scheler. Du premier, il va retenir l’idée de la capacité du sujet à se dépasser lui-même dans un mouvement d’« auto-transcendance » ; du second, il retient la tentative de surmonter la morale kantienne de l’impératif. Avant de faire un bond jusqu’à la fin du XXe siècle, Il s’arrête à John Dewey auquel il reprend l’idée du rôle de l’imagination et de la créativité dans la genèse des valeurs. Ce qui le conduit à Charles Taylor, qui lui semble mettre correctement en relation la question de la valeur et celle de la construction de l’identité. 

Cette grande remémoration d’un travail d’élucidation de la genèse des valeurs mené après la critique de Nietzsche conforte aux yeux de Joas la validité de sa thèse. Seulement, la question de la contingence des valeurs ne règle pas celle des normes, puisque nous sommes privés à la fois de l’objectivité des valeurs définie par une philosophie des valeurs que Joas récuse, et de la solution mise en avant par Richard Rorty par la distinction entre la sphère privée, où règnent les valeurs particulières, et la sphère publique, domaine de la justice. Il faut donc plaider pour « une intégration de la genèse des valeurs à une conception universaliste de la morale », qui dépasse l’opposition entre « caractère attractif des valeurs et caractère obligatoire des normes ». Le dernier chapitre nous fait ainsi retourner au débat classique entre le bien et le juste.

Comment naissent les valeurs Hans Joas

Une fois achevée la lecture du livre, on peut légitimement se demander si Joas a vraiment éclairé la « genèse des valeurs ». L’auteur d’ailleurs ne s’interroge sur le sens du mot genèse que dans le dernier chapitre, évoquant quatre significations, dont deux chronologiques : la première proclamation historique d’une valeur et sa diffusion et sa défense par un groupe ; et deux, liées au temps de manière différente, soit par la revitalisation d’une valeur ancienne, soit par le ralliement à une valeur déjà existante. Il renvoie cet aspect du problème à une sociologie, tout en précisant que son analyse peut en faire l’économie puisqu’il est établi que cette sociologie ne pourra faire abstraction du fait qu’aucun processus de création de valeurs ne peut échapper aux « expériences de la formation de soi et de l’auto-transcendance ».

Mais ne retrouve-t-on pas dans le livre de Joas les mêmes ambiguïtés que dans la philosophie des valeurs qu’il rejette ? Qu’on lise Lavelle, ou même Habermas qu’il discute à la fin de son livre, et l’on s’aperçoit que le vocabulaire oscille constamment entre valeur posée par le sujet et présencerévélationsaisiesurgissement (dernier terme qui apparaît dans le premier chapitre de Philosophie de l’argent de Simmel, que Joas ne commente pas), ou encore la réactivation taylorienne du « respect » kantien. Phénoménologiquement instables, les expériences auxquelles se référe Hans Joas, sont originairement pleines de valeurs. Ne manque-t-il pas une analyse plus poussée du jugement, de l’acte même d’évaluation et de ses critères, qu’ils soient raisonnables ou affectifs ? L’individu naît dans une certaine « substance éthique », pour reprendre le mot de Hegel, c’est-à-dire une éthicité, devenue monde effectif, un monde de valeurs héritées, incorporées, dont la création remonte soit à un événement historique fondateur d’un peuple, soit à l’apparition d’une personnalité charismatique, soit encore à la puissance dominatrice d’une classe, etc., tout cet ensemble relevant d’analyses socio-historiques pour en comprendre les conditions de possibilités et les logiques. C’est dans ce monde que se forme le « soi » du sujet, dans un discernement sans fin de ce qui « compte vraiment pour lui ». Et l’on se demande s’il ne faut pas ici réutiliser l’argument de Rousseau contre Hobbes, montrant le caractère non originel de la guerre de tous contre tous, puisqu’elle suppose déjà une certaine reconnaissance.