« Les romans doivent être un plaisir » : entretien avec Kim Stanley Robinson

Avec une vingtaine de romans, Kim Stanley Robinson s’est imposé comme un maître de la science-fiction climatique et utopiste. Le ministère du futur, son dernier livre, réunit en une impressionnante somme fiction et essai, économie politique, géo-ingénierie, luttes souterraines et empathie pour des personnages à notre image. Ses chapitres fragmentés explorent, à l’échelle de la Terre, des solutions au dérèglement climatique. À l’occasion des Utopiales, En attendant Nadeau l’a interrogé sur Le ministère du futur, sur Chaman, magnifique roman préhistorique où se trouvent, comme rarement, exprimés les sentiments de la marche et du voyage, et sur son chef-d’œuvre, la trilogie martienne, dont Mars la rouge est le premier tome.

Kim Stanley Robinson | Le ministère du futur. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Claude Mamier. Bragelonne, 562 p., 25 €
Kim Stanley Robinson | Chaman. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Baert. Bragelonne, 624 p., 9,95 €
Kim Stanley Robinson | Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Demuth et Dominique Haas. Pocket, 672 p., 840 p. et 958 p. ; 10,30 €, 11,70 € et 12 €

Le chapitre 1 du Ministère du futur, avec la Grande Canicule qui tue vingt millions de personnes, est saisissant. Pensez-vous que la littérature de fiction puisse frapper suffisamment les lecteurs pour les pousser à agir ?p

Tout dépend de ce qu’on entend par « agir ». Si la question est : la lecture du Ministère du futur et la description de la canicule vous incitent-elles à brûler immédiatement deux fois moins de carbone qu’avant ? la réponse est douteuse : peut-être, peut-être pas. À coup sûr, pour les gens qui aiment ça, lire de la fiction est une expérience réelle et profonde, car il faut traduire les mots en une image mentale ; de sorte que lire est une activité beaucoup plus engagée, laborieuse, créative et généreuse que visionner un film, par exemple. La lecture devient alors partie intégrante de l’expérience vécue : on l’a fait : on a été capitaine de navire pendant les guerres napoléoniennes, ou petite fille à Naples dans l’après-guerre. Je considère donc la littérature comme profondément formatrice. Mais si on parle des actions qu’elle provoque, je les crois indirectes. Vous êtes devenu en partie la personne que vous êtes parce que certains livres vous ont façonné, ils contribuent à votre vision du monde : la manière dont vous agissez est une réponse indirecte à ces lectures.

Dans Le ministère du futur, les phrases sont courtes, assez laconiques, denses, surtout au début. Est-ce un choix conscient de votre part ? Cela correspond-il à la situation d’urgence décrite dans le livre ?

Oui. J’avais déjà écrit des romans sur le changement climatique, en particulier une trilogie sur Washington DC – Les 40 signes de la pluie50° au dessous de zéro60 jours et après –, plus dans mon style habituel ou dans le style qu’on retrouve le plus souvent dans les romans, comme se déroulant au rythme de la vie même, ou avec des scènes dramatisées, telles qu’on pourrait les voir au théâtre. Si j’avais écrit de cette manière Le ministère du futur, il aurait fait dix mille pages. Je voulais donc être rapide. J’avais besoin de phrases courtes, de chapitres qui se succèdent avec vivacité, et que, lorsqu’on commence un nouveau chapitre, on ne sache pas à quel genre il appartient. Le lecteur du Ministère du futur doit être un détective de formes littéraires : quel type de texte suis-je en train de lire ? Assez vite, cela devient clair, mais à peine avez-vous reconnu une forme qu’arrive un nouveau chapitre complètement différent. Je me suis appliqué à orchestrer ces changements de genre.

Kim Stanley Robinson, Le Ministère du Futur
Kim Stanley Robinson (Utopiales 2023) © Michaele Meniane

La grande variété de formes selon les chapitres (rapports, transcriptions téléphoniques, témoignages de multiples personnages, souvent anonymes…) est donc liée à cette question du rythme ?

Oui, mais c’est aussi une façon de créer ce que Roland Barthes appelle des effets de réel. L’une des façons d’y parvenir est de présenter aux lecteurs des éléments de la réalité en vrac, comme de la matière brute. Et il y a une autre raison : un roman sur le changement climatique qui commence par décrire une horrible canicule et qui parle de la manière dont on pourrait sauver le monde risquerait de devenir sinistre et sentencieux, comme quand les gens vous disent de manger des légumes. Je ressens très fortement en tant que lecteur que les romans doivent être un plaisir. Même moi, je ne veux pas lire un manuel sur la façon de sauver le monde. Dans Le ministère du futur, il y a quelques plaisirs évidents. D’abord, l’expérience de Zurich en tant que lieu romanesque, ensuite le jeu sur la variété des formes : à quel genre de texte va-t-on avoir affaire dans ce chapitre ? le ton en sera-t-il sarcastique ? ou ridiculement enthousiaste et optimiste, comme dans les journaux indiens d’aujourd’hui ? J’ai éprouvé intensément en l’écrivant le plaisir du jeu sur les formes, mais je voulais que les lecteurs le ressentent aussi. Qu’ils se disent que ce livre leur apprend des choses, mais qu’ils s’amusent aussi comme avec n’importe quel roman, peut-être comme avec un roman policier : j’ai semé beaucoup d’indices qu’il faut arriver à interpréter.

Un photon, un atome de carbone, la science historique, sont les narrateurs de courts chapitres : pourquoi de tels choix ? Vouliez-vous écrire un roman-monde ? Un roman total ? Un livre mutant pour représenter un avenir nécessitant une transformation de notre société ?

Un peu des deux, mais la raison essentielle était que je m’étais donné pour but de décrire la façon dont nous pourrions réussir, en tant que civilisation, à faire face au changement climatique, et je voulais le faire en un seul roman. Le contenu appelait une sorte de roman mondial, de diagnostic, puis de prescription, de programme, de plan, un ensemble un peu ardu. Puis j’en suis arrivé à l’idée des genres différents, du collage, du bricolage comme forme adaptée à ce contenu.

Qu’est-ce qui a fait qu’écrire sur Zurich était un plaisir ?

Je connais bien Zurich parce que ma femme et moi y avons passé deux ans quand nous étions jeunes. Je la vois comme une ville très belle, pleine de gens sympathiques. Cela ne correspond pas à sa réputation, mais nous l’avons vécu ainsi. Or, je n’avais jamais eu l’occasion d’écrire sur ce lieu. Que je n’aie jamais exploité en tant que romancier une expérience belle et profonde est très inhabituel. Comme j’écris de la science-fiction, j’ai besoin d’utiliser les moments forts qui m’arrivent pour rendre le texte un peu plus solide, pour l’ancrer dans le réel. Le ministère du futur, parce qu’il est global, se déroule partout dans le monde, mais il a besoin d’une base d’opérations à laquelle on puisse revenir. Zurich était donc une opportunité incroyable.

Zurich était-elle la ville idéale pour ce roman en particulier ?

Pour un roman comme celui-ci, il aurait pu être logique de choisir une grande métropole. New York est une ville extraordinaire, la ville-monde, mais j’avais déjà fait un roman sur elle, New York 2140. J’aurais pu choisir la capitale d’un pays en voie de développement, par exemple New Delhi, qui aurait permis de montrer directement l’essor de l’Inde dont je parle dans Le ministère du futur ; mais je ne connais pas bien New Delhi, et j’étais si heureux avec Zurich ! La Suisse est aussi le siège de nombreuses institutions, elle représente bien la communauté internationale. J’étais tellement satisfait de cette solution à mes propres envies et besoins en tant qu’écrivain que je n’ai pas réfléchi à la question de savoir si c’était vraiment la ville la plus appropriée à l’intrigue.

Dans Le ministère du futur, votre connaissance des projets économiques et politiques alternatifs semble encyclopédique : avez-vous fait beaucoup de recherches pour ce livre ?

Ces connaissances sont le produit cumulé de mes vingt-cinq dernières années de travail. À plusieurs reprises, j’ai écrit ce que l’on appelle aujourd’hui de la fiction climatique. Dès ma trilogie sur Mars, je me suis intéressé à l’économie politique et, dans New York 2140, à la finance en tant qu’aspect de l’économie politique. La géo-ingénierie vient de la trilogie martienne et de mon roman sur l’Antarctique, SOS Antarctica. J’ai soumis le texte à des amis scientifiques et économistes, qui m’ont donné leur avis et m’ont aidé sur certains points, mais j’avais effectué la plupart des recherches auparavant. La rédaction du livre ne m’a pris qu’environ neuf mois.

Fredric Jameson, qui fut votre directeur de thèse, est le dédicataire du Ministère du futur. En quoi son influence a-t-elle été importante ?

J’ai été très heureux de lui dédier ce livre. C’est le professeur d’une vie. J’ai été son étudiant il y a cinquante ans et je suis toujours ses cours à distance. À presque quatre-vingt-dix ans, il enseigne toujours la littérature française à l’université de Duke. Il y a deux ans, j’ai suivi tout son cours sur l’existentialisme, et l’année dernière son cours sur la théorie française depuis Sartre et Camus jusqu’à aujourd’hui, c’était assez impressionnant. Je m’intéresse personnellement à Gérard Genette, très utile pour un romancier. J’ai également lu ce que Deleuze a écrit sur Proust, un auteur que je connais bien.

Fredric Jameson a souvent appelé à une littérature utopique qui soit aussi un moyen de comprendre le monde et d’agir sur lui. Il a trouvé qu’il y avait trop d’argumentation dans la première version du Ministère du futur. Il a fini par l’accepter mais il pensait que je devais montrer au lecteur dès le chapitre 2 que le livre serait disparate, qu’on n’était pas dans un roman traditionnel. Dans ma première version, on ne s’en rendait compte qu’au chapitre 6 ou 7. Son idée était bonne : c’est la raison pour laquelle le chapitre 2 ressemble à une charade.

Fredric Jameson Le ministère du futur, Kim Stanley Robinson
Fredric Jameson (2004) © CC BY-SA 2.0/Fronteiras do Pensamento /WikiCommons

En écrivant un roman qui mélange essai et fiction, avez-vous pensé à Moby Dick ?

Tout à fait. J’avais aussi en tête U.S.A., la trilogie de John Dos Passos, à mon avis un des grands romans américains, un grand roman tout court, qui mêle également différents modes de narration. Dos Passos est un peu oublié car il était très à gauche dans les années 1930, ce qui n’était pas bien vu. Puis, comme beaucoup d’intellectuels, il a viré vers la droite dure dans les années 1950, à une époque où les départements de littérature des universités américaines devenaient de plus en plus progressistes. Il s’est toujours retrouvé à contre-courant. Mais U.S.A. revient en lumière régulièrement. C’est un trop bon roman pour qu’il soit vraiment laissé de côté. Parler de Melville est un peu risqué : Moby Dick est un roman de toute évidence superbe, si réussi que si vous dites vous en être inspiré, cela peut paraître prétentieux. De plus, beaucoup de gens détestent Melville parce qu’ils ont été obligés de lire en troisième toutes ces longues explications sur la pêche à la baleine. Je relis régulièrement Moby Dick pour le plaisir, parce que c’est si beau. Les parties explicatives ne sont jamais purement informatives. Elles ont toujours quelque chose de philosophique et de poétique. Ce sont des poèmes en prose. Aucun autre livre de Melville n’arrive à la cheville de Moby Dick. Le livre qu’il a écrit juste après, Pierre ou les ambiguïtés, est d’ailleurs assez mauvais. Sa vie et ses choix littéraires ne se sont vraiment conjugués qu’une seule fois, mais pour un résultat fantastique.

Sans dramatisation, sans action trépidante, dans Le ministère du futur, la relation de Frank et May est belle et intéressante. Dans Mars la rouge, aussi, les morts de personnages importants auraient pu être plus spectaculaires, plus développées. Dans vos romans, l’épique, la véritable action dramatique, semble se trouver à un niveau supérieur : celui de l’évolution de la nature. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

Pas vraiment… J’en reste à l’idée assez répandue qu’un roman réclame des personnages et une intrigue. Nous lisons pour nous retrouver à l’intérieur de l’esprit de quelqu’un d’autre : dans cette perspective, avoir accès à l’intériorité de personnages est la meilleure solution. C’est comme de la télépathie, ou un voyage dans le temps si vous lisez une histoire qui se déroule dans la Rome médiévale ou sur les lunes de Jupiter. Tout ce qui se fait de plus compliqué que des personnages et une intrigue prend le risque de perdre l’intérêt du lecteur. Il était donc très important pour moi d’avoir Mary et Frank, et Badim, dans Le ministère du futur. Pour un roman aussi long, cela fait peu de personnages importants. L’histoire de Frank et Mary est transgressive et dérangeante : un kidnapping est toujours sombre et angoissant. Mais ils arrivent ensuite à construire une relation de travail, ou une relation comme celle d’une sœur aînée avec son petit frère qui fait tout le temps des conneries. Leurs rapports combinent les syndromes de Stockholm et de Lima, selon lesquels des otages développent une sympathie pour leurs ravisseurs et vice versa. J’ai trouvé ce lien plutôt original : pas une histoire d’amour, mais une histoire d’amitié, avec une part de danger. Le kidnapping est une scène cruciale de ce livre et de ma vie. Frank, qui a été traumatisé par la Grande Canicule, séquestre Mary, une femme de pouvoir : cette scène allait-elle réussir à donner à des gens prospères, indifférents au changement climatique, une idée de la mort et du traumatisme ? Les conduirait-elle à modifier leur état d’esprit ?

Chaque fois que je réunissais Frank et Mary, cinq ans, dix ans, vingt ans plus tard, je ne savais pas du tout ce qui allait arriver. J’étais comme un sténographe qui prend en note le compte rendu d’une réunion. Je n’avais pas de plan, c’était une exploration, ce qui est formidable pour un romancier. Je n’ai donc pas eu le sentiment que j’orientais l’intrigue. Très souvent, mes romans étant des livres politiques, progressistes, j’ai eu besoin de certains personnages : par exemple, dans la trilogie martienne, un personnage contre la terraformation, un personnage pour. J’orientais ainsi les événements. Mais pour Frank et Mary, et ça s’est également produit dans la trilogie martienne, au bout d’un moment les personnages ont vécu leur propre vie, j’ai eu le sentiment qu’ils décidaient de ce qui leur arrivait. Donc, même si Le ministère du futur est très programmatique, même s’il offre un plan pour sauver le monde, avec la relation de Frank et Mary j’ai eu l’impression que je tenais l’essence du romanesque.

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Le personnage d’Art cite Jules Verne à la fin du Ministère du futur. Est-ce un auteur qui a beaucoup compté pour vous ?

Vers quinze ans, j’ai découvert la science-fiction grâce à lui. Je lisais de la littérature générale, j’aimais les romans historiques et les romans policiers. À la bibliothèque, je fouillais les rayons en quête de ce qui pouvait m’intéresser mais j’ai commencé par la lettre A, puis je suis passé au B, au C, etc. Il m’a donc fallu toute mon adolescence avant d’arriver au V ! Avec Jules Verne, je n’étais pas conscient que je lisais de la science-fiction. Pour moi, c’étaient juste des aventures intéressantes, d’étranges situations nouvelles. Après les V, il n’y avait plus que le rayon science-fiction, que je n’avais encore jamais exploré. J’ai découvert la SF de la même manière : en commençant par le A. J’ai trouvé Asimov fantastique et je me suis dit que j’adorais la science-fiction. J’ai alors compris que Jules Verne était un précurseur. Il est excellent en matière de prédiction technologique : j’ai lu récemment Paris au XXe siècle, son roman refusé à l’époque, on y trouve déjà des télécopieurs. C’est d’ailleurs un livre très intéressant.

Dans Le ministère du futur, un voyage se fait en dirigeable, comme dans Mars la rouge. Est-ce un moyen de transport qui vous tient à cœur ? Ou est-ce pratique pour un écrivain dont le roman englobe des planètes entières ?

Je ne suis jamais monté dans un dirigeable. Les opportunités sont rares. Mais je voudrais utiliser ce moyen de transport et faire une traversée en voilier. J’aime beaucoup voyager, je pense que le voyage correspond à un profond désir humain, mais on ne peut plus brûler de carbone – c’est mauvais pour chacun d’entre nous –, ce qui signifie qu’on ne peut plus aller au bout du monde comme avant. Les voiliers, les dirigeables qui utilisent des batteries solaires, peuvent être une solution. C’est une sorte de rêve utopiste… La dernière chose que je voudrais dire à des jeunes gens est qu’ils ne doivent plus voyager parce que cela consomme trop de carbone.

 Kim Stanley Robinson Mars la rouge
Mars la rouge, Kim Stanley Robinson (détail) © Pocket

Dans Mars la rouge, Nadia éprouve une véritable joie à faire la liste des outils à sa disposition. Il y a du lyrisme dans la description du travail industriel. Prenez-vous du plaisir à écrire les passages techniques, que ce soit l’artisanat, la confection d’un feu, la chasse dans Chaman, le pompage de l’eau sous un glacier dans The Ministry for the Future, ou la construction d’un ascenseur spatial dans Mars la rouge ? D’où vient ce plaisir ?

Je prends en effet plaisir à écrire avec précision sur ce qui n’est pas humain et à le faire fonctionner. On sent aussi beaucoup chez Jules Verne la joie d’inventer une machine nouvelle, par exemple de décrire le Nautilus, alors que les sous-marins n’existaient pas encore. En ce qui me concerne, beaucoup des techniques que je décris existent ; je peux essayer de les rendre évocatrices et de faire ressentir le bonheur de construire des choses. C’est aussi une question de genre : la science-fiction repose souvent sur les plaisirs de la technologie, ainsi que sur le fait de montrer comment les choses fonctionnent. C’est en partie un genre explicatif. J’ai souvent été attaqué par la tradition américaine du « show, don’t tell », qui considère comme maladroits les « expository lumps » – les blocs explicatifs – ou « the info dump » – le déversement d’informations. Mais je pense qu’on passe ici à côté de l’idée importante qu’on n’est pas obligé d’écrire sur les gens, ni de parler d’accidents de voiture et de meurtres. On peut écrire sur des choses, et la science-fiction a besoin d’exposition pour les expliquer. J’en explique beaucoup, mais, comme Melville, j’essaie de faire en sorte que ce soit à la fois technique et beau.

Quand Nadia suit Ann pour observer un coucher de soleil sur une colline, il est écrit qu’elle pose un autre regard sur Mars. Les paysages influencent-ils notre manière de penser ?

C’était, dans tous mes livres, la scène favorite de mon professeur et premier éditeur, Damon Knight. Selon lui, Mars la rouge devenait vraiment vivante lors de cette scène. Ce moment est particulièrement important car Nadia pense jusque-là que Mars est un peu comme la Sibérie. Mais elle réalise soudain qu’elle se trouve sur une autre planète. C’est justement ça la science-fiction : le Sense of Wonder, qui était le nom du livre de critique de Damon Knight. Ce sens du merveilleux est souvent planétaire et paysager, lié à la conscience de la fragilité des êtres humains et de la brièveté de leur vie en comparaison de la géologie ou, ici, de l’aréologie. Des photos de Mars prises par les nouveaux rovers au cours des dix dernières années ressemblent au paysage que voit Nadia : du violet, du mauve et une sorte de turquoise ou de bleu bizarre sur les dunes. Un paysage à la fois proche et différent de ce qu’on peut voir sur Terre, martien d’une manière très particulière et frappante.

La chute du câble et les inondations de la fin de Mars la rouge sont dantesques. Quelles étaient vos intentions avec cette fin ?

Je voulais créer un spectacle et atteindre le point culminant du roman, mais aussi représenter une révolution vraiment martienne. Robert Heinlein, dans Révolte sur la Lune, a décrit une révolution lunaire qui ressemble à la révolution américaine. C’est à mon avis une erreur : les analogies historiques en science-fiction sont souvent très décevantes. Faire une révolution sur Mars demandait de reconceptualiser l’idée, de la préparer et de la réaliser d’une manière adaptée à cette planète spécifique : il suffit de briser les fenêtres pour asphyxier tout le monde…

Quant à l’ascenseur spatial, mon ami l’écrivain de science-fiction Charles Sheffield avait écrit sur ce sujet dans son roman La toile entre les mondes, en 1979, la même année qu’Arthur C. Clarke dans Les fontaines du paradis. Ils avaient lu le même article technique allemand selon lequel un ascenseur spatial pourrait fonctionner. J’ai demandé à Charles Sheffield, qui était physicien et spécialiste de l’espace, ce qui se passerait si l’astéroïde auquel était fixé le sommet de mon ascenseur se détachait. Il est arrivé avec une gigantesque rame de papier informatique des années 1980 : il avait tout calculé. Il m’a dit que le câble – qui fait des milliers de kilomètres – tomberait dans telle direction, accélérerait et ferait deux fois le tour de la planète. À la fin de Mars la rouge, je fais aussi s’écraser la lune Phobos. L’année suivante, pour Mars la verte, je suis revenu le voir parce que je voulais que Déimos s’échappe du système martien. Il m’a demandé ce que j’avais contre les lunes de Mars ! Mais il m’a aussi calculé le départ de Déimos. C’était un homme merveilleux.

Dans Chaman, les descriptions des paysages sont très précises. Connaissez-vous les lieux que vous décrivez, principalement l’Ardèche autour de Vallon-Pont-d’Arc et de la grotte Chauvet ?

J’y suis allé pour la première fois il y a deux semaines. Dans le premier chapitre, Huard, le personnage principal, accomplit pendant son initiation un trajet à pied. J’ai suivi ses pas il y a quinze jours. Les arbres sont différents, plus méditerranéens puisque nous ne sommes pas dans un âge glaciaire, mais les sentiers sont bien là. J’ai vu des détails, des rochers que j’aurais mis dans le livre si je les avais connus à l’époque. J’ai visité une vraie grotte ornée à Pech Merle, et cela a été un des grands jours de ma vie, une expérience profondément belle et émouvante, comme de voir les répliques de Lascaux et de Chauvet.

Comment avez-vous construit l’organisation sociale de ces hommes préhistoriques (les meutes par rapport aux clans, les relations de coopération, d’entraide et non d’affrontement des meutes proches, le rassemblement au festival du Huit Huit…) ? Est-ce fondé sur les groupes de chasseurs-cueilleurs à l’époque moderne ? l’archéologie ? votre imagination ?

Le ministère du futur, Kim Stanley Robinson

Il n’existe pas de bonnes traces archéologiques des structures sociales à la Préhistoire, mais nous avons l’exemple des chasseurs-cueilleurs actuels et les travaux d’anthropologues qui ont pu étudier les sociétés américaines natives avant qu’elles ne soient détruites par la modernité. À partir de là, j’ai imaginé le reste. Les peintures des grottes Chauvet et Lascaux, qui sont assez similaires, nous montrent qu’à des milliers d’années d’écart la culture pouvait rester stable. Je me suis donc dit qu’on pouvait supposer qu’à la Préhistoire les choses ont ressemblé à ce qu’on a observé chez les Américains Natifs, au moins en Californie, qui était plus paisible que les Grandes Plaines et où les différents groupes parlaient des dialectes proches. L’été, ils se réunissaient dans les sierras, sans doute pour échapper à la chaleur ; puis, en hiver, à l’arrivée de la neige, ils redescendaient s’abriter dans des lieux différents. C’est donc presque l’inverse de l’ère glaciaire, en ce sens qu’ils cherchaient à se rafraîchir plutôt qu’à se réchauffer. Mais il est clair qu’ils parlaient des langues mutuellement compréhensibles et qu’ils se rencontraient, organisaient des festivals, se mariaient, puis repartaient. On trouve des coquillages dans le désert à l’est de la Californie et de l’obsidienne jusqu’au littoral ; j’avais donc de bonnes preuves – et des preuves archéologiques – que des événements comme le festival du Huit Huit ont eu lieu. Même si aujourd’hui tous mes autres livres ont été éclipsés par Le ministère du futur, je suis heureux de parler de Chaman, car j’ai beaucoup aimé écrire ce livre.

Vouliez-vous mettre au cœur de ce roman l’idée de transmission (entre Huard, l’apprenti chaman, et Piquant, son maître, entre Huard et Bruyère, la vieille herboriste, entre Elga et Bruyère) ?

Les connaissances et les techniques se sont transmises pendant des milliers d’années sans langage écrit. Comment ? Une des réponses proposées dans le roman tient aux proverbes que Piquant apprend à Huard. Je me suis vraiment intéressé aux proverbes des Américains Natifs et à ceux de cultures primitives un peu partout dans le monde. Heureusement, des livres les rassemblent, y compris la Bible, avec le livre des Proverbes. Lorsqu’on n’a pas de langage écrit, il faut trouver des formulations aisément mémorisables : j’ai donc emprunté cette idée. Dans son grand livre, Orality and Literacy : The Technologizing of the Word, Walter J. Ong se demande si les récitants se rappelaient vraiment un poème qui leur prenait la nuit entière à dire ou s’ils le recréaient. Car qui pouvait vérifier et affirmer que ce n’était pas la même version que l’année précédente ? L’histoire de la Femme Cygne, que je cite dans Chaman, se retrouve dans tout l’Arctique. Je pense donc que c’est une histoire paléolithique. Étant moi-même un raconteur d’histoires, je suis extrêmement intéressé par toutes les techniques de récit oral. Les retours en arrière et les prolepses, par exemple. Si vous racontez une histoire qui dure toute la nuit et que vous vous rendez soudain compte que vous avez oublié une scène, vous pouvez faire un flashback. Ça apparaît comme un choix de structure alors qu’en fait vous reprenez juste un fil que vous aviez perdu. Je voulais utiliser toutes ces astuces du récit oral.

Piquant a-t-il tué Clic ?

Oui ! Les lecteurs qui ont l’habitude des romans policiers le comprennent, mais 90 % des gens ne s’en rendent pas compte. Je ne voulais pas que ce soit explicite car Huard ne le sait pas, en tout cas pas consciemment. Bruyère a donné du poison à Piquant, ils sont désespérés, ils vont mourir de faim : c’est donc logique. Et ainsi, le fantôme de Clic peut revenir. Si vous croyez aux fantômes, et je pense que les humains de la Préhistoire y croyaient, les fantômes ont tendance à apparaître. Dans mon roman SOS Antarctica, un écoterroriste piège accidentellement des trekkeurs, ils doivent marcher sur la glace environ soixante-dix kilomètres pour atteindre un abri, ce qu’ils arrivent à faire. J’ai glissé dans le texte des indices qui révèlent que l’écoterroriste est aussi un des randonneurs, mais je les ai si bien cachés que personne ne les voit !

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