Utopiales 2022 : la science-fiction hors limites

Le festival des Utopiales s’est tenu à Nantes du 29 octobre au 1er novembre. Le thème en était « Limites », ce qui évidemment, quand il s’agit de science-fiction, invite à les dépasser. Quelques intitulés de tables rondes : « La dystopie, hubris de l’utopie ? » ; « Le ciel est par-dessus le toit » ; « Ni dieu ni maître » ; « Vers l’infini et au-delà »… Comme les années précédentes, les Utopiales ont traité de science, d’écologie et de santé, mais en 2022 la question des droits des minorités et le féminisme ont paru dominer. Air du temps ? Sans doute, mais peut-être faut-il y voir aussi une inquiétude liée à l’évolution politique, aux États-Unis comme cela a été dit explicitement, mais aussi en France et en Europe, ce qui est resté curieusement implicite, aussi bien que la guerre en Ukraine. Retour sur quelques temps forts littéraires et scientifiques.

Après les années covid (édition 2020 annulée, édition 2021 tenue dans une ambiance un peu feutrée malgré un public présent), le festival des Utopiales retrouve ses habitudes et son succès populaire. Même s’il s’est étendu à de nouveaux lieux, les queues gargantuesques, le parcours du combattant pour passer du niveau 1 au niveau -1 sont de retour, au moins pour le week-end.

Ada Palmer, Céline Minard, P. Djéli Clark, Jo Walton, Claire Duvivier, luvan, Guillaume Chamanadjian, Chen Qiufan, Rich Larson, Michael Roch… cette édition s’est révélée particulièrement riche en écrivains importants.

La langue n’est à personne

La scène Shayol annonce « Pataphysique vs Oulipo », avec Hervé Le Tellier, mais le grand moment de pataphysique se trouve dans la salle 2001 où, face aux questions décalées de Jeanne-A Debats, Céline Minard ne se démonte pas et tient des propos aussi radicaux que drôles sur son écriture. Son premier texte, R., devenu introuvable, allait à travers les Alpes sur les traces de Rousseau. Dans ce livre sur « la physiologie de la marche », le protagoniste rencontrait « un éplucheur de patates perfectionniste ». Au contraire, Olimpia est un texte très en colère, pour l’écriture duquel Céline Minard a dû rester très calme. Les insultes de celle qui fut surnommée la papesse Olimpia ont été « un terrain de jeux assez intéressant » : une énergie négative devait passer, mais en même temps elles sont souvent comiques.

Utopiales 2022 : la science-fiction hors limites

Céline Minard © Sébastien Omont

L’autrice explique que Plasmas, son dernier livre, est inspiré de Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino. Au lieu de digressions à partir de débuts d’histoires, elle a voulu écrire « un parcours de dominos avec des fins », « une ligne de fins ». Le trapèze dans le cosmos de la première nouvelle, par exemple, marque « l’éclatement d’un monde ». À la question : « C’est quoi, votre limite ? », Céline Minard répond d’abord : « 25 km », puis qu’« en littérature, je ne suis pas sûre d’avoir de limite ». La langue ne lui appartient pas ; « elle n’est à personne » : c’est un matériau avec lequel elle entretient « un rapport de chimiste ».

La langue médiévale réinventée de Bastard Battle comprend des mots de différentes langues, mais au XVe siècle les armées mélangeaient les nationalités. Cela dit, elle n’a pas cherché le réalisme, son ancien français apparent est un langage « trafiqué ». L’Oulipo ? Céline Minard a « horreur des contraintes ». « Quand j’écris, une masse de choses doivent passer par un tout petit entonnoir qui est la ligne. »

Nous avons besoin d’utopies

Les tables rondes « Sky is the limit » et « Préambule » abordent une question récurrente de ces Utopiales : le droit des entités non humaines, en particulier des animaux. Lionel Davoust souligne qu’on a tendance à accorder de la valeur à ce qui nous ressemble, ce qui pose des problèmes évidents. Il faut élargir la sphère de notre empathie. Michael Roch voit dans la SF un outil de contre-culture politique. Il appelle à un décentrement, à partir des concepts de diversalité et de créolisation, et évoque la grande romancière afro-américaine Octavia Butler, dont le roman L’aube vient d’être traduit.

Ada Palmer rappelle que le problème du droit des animaux, posé depuis cent cinquante ans, interroge nos représentations de l’intelligence. Celle-ci avait été définie par les facultés de former une culture et de pleurer ses morts, ce qui concerne les grands singes, mais qu’en est-il de la pieuvre, animal solitaire et pourtant intelligent ? Avec une énergie positive qu’on retrouve dans son monumental cycle Terra ignota, Ada Palmer insiste sur notre besoin d’utopies. Nous avons la faculté d’inventer des « prothèses », des moyens de changer les choses. Il faut toujours plus d’histoires qui affirment que chacun de nous a du pouvoir, par exemple en votant contre l’extrême droite qui, aux États-Unis, menace de l’emporter aux élections de mi-mandat. Son vibrant plaidoyer lui vaut une ovation. Cela se vérifiera à plusieurs reprises pendant le festival : le public de la SF est sensible à un discours positif qui propose des actions plutôt que de simples constats.

Contre les complots

Ada Palmer (oui, encore elle, mais ce qu’elle dit est le plus souvent passionnant) a une collègue universitaire qui étudie comment les suprémacistes blancs utilisent dans leur recrutement la science-fiction, en particulier les récits post-apocalyptiques où un personnage ordinaire sauve le monde contre les zombies. Avec le covid, ils ont cru voir leur rêve d’apocalypse se réaliser, mais le monde a eu davantage besoin de soins, de distributions de repas, que de vengeurs avec des fusils d’assaut. On peut voir dans la contestation des résultats de l’élection présidentielle de 2020 l’expression politique de la frustration des suprémacistes.

Les théories du complot essaient de rationaliser simplement des phénomènes aux causes très complexes. Pour les combattre, il faut reconnaître la rationalité intuitive de leurs adeptes, sans les traiter d’imbéciles, en arrivant à exprimer simplement des explications complexes.

J’espère vous avoir donné faim

Autre thème important des Utopiales, comme chaque année : la question de la traduction, abordée à travers un dialogue entre l’écrivain américain originaire de Trinidad P. Djéli Clark et sa traductrice française, Mathilde Montier. P. Djéli Clark écrit des uchronies situées dans le sud des États-Unis et en Égypte, pour proposer « une histoire anti-coloniale, post-coloniale ». Il demande à Mathilde Montier comment elle a fait pour traduire l’argot et l’humour typiquement américains. Elle explique qu’elle a essayé de s’immerger dans le texte en faisant de nombreuses recherches, sur l’histoire réelle puisqu’il s’agit d’uchronies, et sur les cultures et parlers spécifiques afro-américains.

Utopiales 2022 : la science-fiction hors limites

P. Djèli Clark © Michael Meniane

P. Djéli Clark veut rendre ses personnages familiers au lecteur grâce à la musique – le titre de son roman Ring Shout fait référence à une tradition musicale des Noirs du Sud – ou à la nourriture : « J’espère avoir donné faim au lecteur ». Mathilde Montier n’utilise les notes de bas de page qu’en ultime recours. Elle préfère que le texte se suffise à lui-même. D’ailleurs, dans Ring Shout, le créole gullah-geechee, propre à une communauté afro-américaine du Sud, visait déjà à mettre le lecteur américain en difficulté.

Et la SF ?

À la table ronde « Kafka et Cie », emportés par le sujet, les intervenants disent plein de choses intéressantes sur l’écrivain de Prague, mais la question « De quelle façon l’œuvre et la vie de Kafka ont-elles fendu les mers gelées des auteur-trice-s et artistes après lui ? » n’a pas été abordée. Kafkaïen ? Kafkaïesque ?

De la poésie des galaxies

« Aux Utopiales, les gens sont très disciplinés », remarque un festivalier pris dans une queue aux sinuosités très régulières malgré l’absence de barrières. Finalement, l’ordre et la discipline seraient-ils des valeurs de gauche ? Y a-t-il un espoir pour l’autogestion ? Il semblerait que oui.

Roland Lehoucq, astrophysicien et président des Utopiales, étudie les planètes placées par la SF dans des systèmes très différents de celui du Soleil : La planète géante de Jack Vance ou Le cas d’Helliconia de Brian Aldyss.

60 % des étoiles de notre galaxie appartiennent à des systèmes multiples, essentiellement binaires. Quand une étoile d’un système double enfle jusqu’à atteindre le point de Lagrange L1, point d’équilibre entre leurs forces de gravité, « col entre deux puits gravitationnels », la première étoile « se vidange » dans la seconde qui attire sa matière. Ensuite, Roland Lehoucq évoque les « chorégraphies » formées par les orbites des soleils à système triple, comme dans Le problème à trois corps de Liu Cixin. D’autres sytèmes ont jusqu’à six soleils. Quant aux amas globulaires, regroupements de très nombreuses étoiles proches, si on pouvait les voir de l’intérieur, comme sur la planète Alastor de Jack Vance, ils nous offriraient des ciels cinquante fois plus étincelants que le nôtre.

L’astrophysicien David Elbaz présente le télescope spatial James Webb, lancé le 25 décembre 2021. Une partie du temps d’observation est dévolue à des programmes de science ouverte, dont les données sont immédiatement rendues publiques. Avec Hubble, son prédécesseur, « à mesure qu’on s’éloignait, l’univers gagnait en mochitude ». Au contraire, James Webb permet d’observer des galaxies très lointaines, le temps que leur lumière nous parvienne, très jeunes, ce qui va changer notre compréhension de l’univers. James Webb a déjà montré que « la danse des galaxies » commence aux premiers temps. On parle de « métabolisme des galaxies » car celles-ci s’autorégulent comme les animaux : les étoiles naissent à un rythme constant, la rotation maintient un équilibre, évitant que les galaxies s’effondrent sur elles-mêmes.

Brouiller les frontières

La question du droit revient avec « La ligne bleue des Vosges ». Aucun des participants ne comprend le titre de la table ronde, mais il est question de libre circulation des personnes et de frontières. Le protagoniste enfant des Lignes invisibles de Su J Sokol s’étonne de ne pas voir sur le sol les lignes noires des frontières entre États américains quand il les franchit en voiture. Avec Guillaume Chamanadjian, Claire Duvivier est l’autrice de l’excellent cycle de fantasy La tour de garde, chacun écrivant une trilogie dans le même univers : Capitale du Sud et Capitale du Nord. Son précédent roman, Le long voyage, montrait comment les tracas administratifs pouvaient en eux-mêmes constituer des frontières : son héros, Liesse, est un ancien esclave, condition abolie par l’Empire, mais, comme il n’a plus de statut, il se retrouve piégé dans un vide administratif. Il trouvera un moyen d’en sortir.

Utopiales 2022 : la science-fiction hors limites

© Marc-Antoine Mathieu

P. Djéli Clark a choisi La Nouvelle-Orléans comme cadre de son premier roman, Les tambours du dieu noir, parce qu’il voulait écrire sur la question de l’esclavage, de l’Atlantique Noir, du voyage imposé à une époque où « on se fichait des frontières ». Plus qu’à l’Amérique anglophone, La Nouvelle-Orléans, au XVIIe et au XVIIIe siècle, était liée aux Caraïbes françaises, à l’Espagne, ce qui en a fait un lieu de mélange des langues et des musiques. Conclusion des participants : quand des auteurs d’imaginaire s’intéressent aux frontières, ils cherchent tout de suite comment les brouiller.

Briser le plafond de verre

Quels outils du futur pour changer le fait que, plus on monte dans la hiérarchie sociale, économique ou politique, moins il y a de femmes ? L’affluence et l’enthousiasme du public témoignent d’un fort intérêt pour cette question. Les participantes à la table ronde proposent d’autres métaphores : faire du vélo vent dans le dos ou vent de face, jouer en mode facile ou difficile. En général, les bénéficiaires du vent ou du mode facile ne se rendent pas compte de leurs privilèges.

Ada Palmer souligne que la pénibilité du travail des ouvriers agricoles saisonniers ou des livreurs reste invisible, hors écran. Pendant la Première Guerre mondiale, on avait commencé par tout filmer : les soldats mouraient devant la caméra, mais on s’est rapidement aperçu que les civils ne supportaient pas la guerre s’ils en voyaient la violence. On a donc vite arrêté. Pour fendre le plafond de verre, il faut le rendre visible.

Le collectif des Aggloméré-e-es a écrit un roman, Subtil béton, auquel ont participé d’une manière ou d’une autre 80 personnes. Depuis des mois, les représentantes du collectif sont en tournée pour promouvoir, non le livre lui-même, mais la transmission de ses pratiques d’écriture, pour montrer que l’écrit n’est pas réservé à quelques stars. Elles estiment qu’il faut raconter combien le quotidien peut être captivant, selon la théorie de la Fiction-Panier d’Ursula K. Le Guin. Elles remarquent aussi qu’elles ont choisi des protagonistes « minorisées de genre » mais que leur sujet est le fascisme, le contrôle de masse, et qu’elles se retrouvent assignées à une table ronde sur le féminisme. Ce qui est une autre sorte de plafond de verre. « Qui va parler de manière féministe des questions de fascisme, de frontière ? »

Valérie Mangin explique qu’en 2010 Dupuis avait créé une collection, « Sorcières », pour promouvoir de jeunes autrices de BD. Elle y avait publié avec Jeanne Puchol un album sur une Jeanne d’Arc sorcière, attirée par les femmes, refusant un destin d’épouse et de mère. Alors qu’elles avaient commencé à y travailler, Dupuis a annulé le tome 2 car au conseil d’administration il y avait un membre très catholique. La collection aussi a été arrêtée.

Jo Walton indique que, lorsqu’on étudie en détail la littérature, on s’aperçoit qu’il y a eu des femmes écrivains mais qu’elles sont effacées de l’histoire littéraire par les époques ultérieures. Ainsi des écrivaines de science-fiction des années 1980 ou des philosophes de l’Antiquité. Le roi anglo-saxon Alfred le Grand définissait le pouvoir comme la possibilité pour une jeune femme portant un sac d’or de traverser son royaume en toute sécurité. Nous n’en sommes pas encore là, jugent les participantes.

Elles jouent à Candy Crush

« L’Aire des femmes », sur la place des femmes dans l’espace public, attire de nouveau un nombreux public. Jo Walton signale que cette question a été traitée dans la SF des années 1970. De nombreux romans imaginaient des sociétés où hommes et femmes étaient séparés et ce n’était pas toujours dystopique. Cela pouvait être positif. Les participantes citent Chroniques du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg, La jeune fille et les clones de David Brin, Révolte sur la Lune de Robert Heinlein, où les femmes sont estimées parce que rares, contrairement à ce qu’on observe dans les pays qui se retrouvent avec un déficit de femmes parce qu’ils privilégient les naissances masculines.

Utopiales 2022 : la science-fiction hors limites

La librairie © Michael Meniane

Jeanne-A Debats, déléguée artistique des Utopiales, souligne que 47 % des pratiquants de jeux vidéo sont des joueuses, ce qui attire souvent ce commentaire : « Oui, mais elles jouent à Candy Crush ». Sur Twitter, le moindre point de vue féministe déclenche des réactions sexistes. Par exemple, on essaie de chasser Sandrine Rousseau des réseaux sociaux, donc de l’espace public, ce qui n’est pas républicain.

La réforme du lycée de Jean-Michel Blanquer a fait venir les larmes aux yeux de Marion Cuny, la modératrice, par ailleurs ingénieure : cette réforme fait reculer de vingt ans la place des filles dans les sciences. Jeanne-A Debats indique qu’alors que les organisateurs essaient d’atteindre la parité, seulement 37 % des invités aux Utopiales sont des femmes. Toutes disciplines confondues, les autrices ne sont tout simplement pas assez nombreuses.

Ce n’est plus de la fiction

Nouvelles interrogations sur le droit des femmes avec « Roe vs Wade », qui se penche sur la récente suppression du droit fédéral à l’avortement aux États-Unis. La science-fiction s’est emparée de ces questions, notamment en imaginant une baisse de la fécondité dans Les fils de l’homme de P.D. James, La servante écarlate de Margaret Atwood, Chromoville de Joëlle Wintrebert ou la série Battlestar Galactica. Dans une perspective science-fictive, en cas d’ectogenèse, de naissance dans un utérus artificiel, on peut imaginer que père et mère auraient les mêmes droits et les mêmes responsabilités. Pour protéger les femmes dans l’avenir, les participant-e-s s’accordent à dire qu’il faut développer la contraception masculine et l’éducation sexuelle, montrer l’incohérence des paroles religieuses sur le sujet et, en général, contrer le patriarcat.

L’autrice qui aimait trop ses personnages

Sur la scène Shayol, Marguerite Imbert explique pourquoi elle n’aime pas tuer ses personnages : « Une fois que l’ado a claqué la porte, même si on en a envie, le tuer paraît disproportionné. Je ne me sens pas légitime. Cet acte de toute-puissance m’intimide. J’aime avoir des personnages faibles et imparfaits qui souffrent, mais pas les tuer ». Voilà une conclusion humaniste, qui laisse espérer en l’avenir, comme tout ce qu’on a entendu aux Utopiales.

On recommande (entre autres)

Ada Palmer, Terra ignota, tomes 1 à 5.

Céline Minard, Plasmas.

P. Djéli Clark, Les tambours du dieu noir ; Ring Shout ; Maître des Djinns.

Michael Roch, Tè mawon.

luvan, Agrapha, Splines.

Jo Walton, Mes vrais enfants.

Claire Duvivier, Le long voyage ; Capitale du Nord, tomes 1 et 2.

Guillaume Chamanadjian, Capitale du Sud, tomes 1 et 2.

Les Aggloméré-e-es, Subtil béton.

Rich Larson, La fabrique des lendemains.

Chen Qiufan, L’île de silicium.

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