S’attachant à l’histoire d’un immeuble entre 1882 et 1932, à la Plaine-Saint-Denis, Fabrice Langrognet a fait « flèche de tout bois » pour retrouver la moindre trace de ses habitants et éclairer de manière inédite l’histoire des migrations. 4 845 individus y ont vécu successivement au long de ces cinquante ans, dont une majorité venaient d’Alsace, de Bretagne, d’Espagne, d’Italie et de Lorraine. Combinant analyse statistique et approche sensible, le chercheur dresse un portrait passionnant de ce lieu croisant parcours migratoires, inscriptions professionnelles, situations familiales et vies quotidiennes très diverses. Et tord le cou à bien des idées reçues.
Fabrice Langrognet n’a pas posé par hasard ses bagages devant le 92-102 avenue de Paris, à la Plaine-Saint-Denis. Il lui importe peu qu’aujourd’hui il n’en reste rien, et que, à quelques centaines de mètres, s’élève depuis 2018 le vaste campus de sciences sociales de Condorcet où sont réunis l’Institut national d’études démographiques (INED), l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et de nombreux laboratoires de sociologie et d’histoire du CNRS. S’il a décidé de consacrer une longue enquête à ces quelques numéros de cette avenue, devenue l’avenue du Président-Wilson, c’est qu’ils abritent un groupe d’habitations hétérogènes (des logements divers, un hôtel, des petits commerces dont des débits de boissons), location puis propriété d’une seule personne, une certaine Louise Versigny, où vécurent plusieurs centaines d’ouvriers, avec ou sans leurs familles. Si le 98 est un immeuble récent d’appartements de rapport de 28 mètres carrés comprenant deux pièces, les autres numéros sont des logements deux fois plus petits et plus insalubres, certains d’entre eux relevant même du baraquement.
Pourquoi, en tant qu’historien des migrations, choisir comme point d’observation un immeuble et non, comme c’est souvent le cas, une usine, une localité ou une famille ? Se réclamant d’une nouvelle microhistoire, Fabrice Langrognet démontre que l’échelle de l’habitat a de multiples intérêts : une adresse constitue un échantillon de population stable sur lequel il est possible de rassembler une grande quantité d’informations, tant du point de vue statistique que qualitatif, sur une cinquantaine d’années. L’auteur a pu à la fois ratisser tous les fonds d’archives municipaux (état civil), paroissiaux (mariages et baptêmes), fiscaux, administratifs (naturalisation) et militaires, puis, à partir de ces éléments mener l’enquête vers les régions ou les localités dont étaient issues certaines personnes ou familles (principalement en Italie, en Espagne, en Alsace et en Lorraine). Une adresse permet aussi d’aller dépouiller les archives notariales et celles de la police, et de tenter d’assembler le puzzle tout en l’inventant, comme le héros de La vie mode d’emploi de Georges Perec.
Surtout, et non sans un certain paradoxe que défend l’auteur, cet immeuble n’a pas vocation à être « représentatif », l’histoire qu’il porte peut être une anomalie – celle-ci renseignant elle aussi, comme Langrognet le rappelle à juste titre, sur la norme. Enfin, prendre comme objet d’étude un lieu pour questionner ce qu’est « habiter le monde », qui est l’ambition des savoirs sur les migrations, permet de développer une approche spatiale globale : le 96-102 est en effet un point « de passage » (comme le titre de l’ouvrage y insiste), entre un précédent point plus ou moins lointain et un point suivant. Cela empêche, comme le souligne à de nombreuses reprises l’historien, de reprendre des impensés communément partagés par les chercheurs sur les migrations, à savoir l’idée d’un point de départ et d’un point d’arrivée déterminés. L’immeuble a aussi l’avantage de pouvoir être étudié sous le regard à la fois de ceux du dedans et de ceux du dehors – de permettre une analyse des formes autochtones d’appartenance ; si, pour les voisins, ces quatre numéros ne formaient qu’un ensemble « disgracieux », pour ses habitants, ils étaient constitués de divers fragments hiérarchisés en fonction de leur précarité (au 98, il y avait des toilettes à chaque étage, tandis qu’aux autres numéros les « commodités» étaient rares).
étaient rares).
Grâce aux soixante-seize entretiens menés auprès des descendants d’habitants du « 96-102 », l’historien donne sa place aussi à une histoire des sensibilités : il ressuscite un monde, avec ses odeurs souvent nauséabondes, mais aussi avec ses odeurs agréables (les multiples senteurs des cuisines au moment des repas), avec ses couleurs également, où domine néanmoins le gris des vêtements de travail. Ce monde est traversé par une ambiance sonore singulière, entre les rires et les cris des enfants, les disputes de voisinage, le bruit de l’avenue parcourue par les voitures à cheval et autres convois, celui des usines à proximité… C’est par cette approche que Fabrice Langrognet nous fait entrer sous le porche, après avoir franchi les cercles environnants, dont celui de la verrerie Legras voisine de quelque cent mètres et qui ne cesse de s’introduire dans la vie des habitants de l’immeuble.
Mais ce n’est pas l’histoire du travail qui vient sans cesse cogner à la porte du 96-102, et là est aussi l’originalité de l’approche de cet historien. La grosse verrerie impose des horaires, a des effets sur la santé des ouvrières et des ouvriers (l’espérance de vie est pour la population totale de l’immeuble de vingt-cinq ans et la mortalité infantile très élevée) et sur les conditions de vie (maigres salaires, dont une partie va souvent à la famille restée en Espagne ou en Italie, et l’autre au « débit » où le vin permet de tenir). Mais jamais dans l’enquête elle ne vient se substituer à l’immeuble. L’histoire sociale que propose l’historien est bien de l’intérieur. Nous y entrons avec des personnages aussi, tel Luigi Pirolli, arrivé avec deux oncles à la Plaine à quinze ans des Apennins méridionaux, entre Naples et Rome, mais dont le père avait passé précédemment trois ans en Amérique. Au moyen de tableaux très éclairants, Langrognet montre l’hétérogénéité des situations. Il observe des phénomènes de retour ou d’allées et venues, bien souvent passés sous silence au profit du mythe du « grand départ ». Son objet est les modes d’habiter des individus, et à travers eux la question de la migration au tournant du XIXe et du XXe siècle, période bornée par l’essor de l’industrialisation de la Plaine-Saint-Denis et par la crise de 1929, mais aussi ayant en son centre la Grande Guerre, « pour pouvoir apprécier dans quelle mesure le conflit avait pu marquer un tournant pour les locataires de l’immeuble ».
Et les résultats de l’analyse micro-historique sont à la hauteur de l’ambition manifestée dans l’introduction et soulignée dans la préface par l’historienne Nancy Green. C’est une peinture en mouvement que nous livre Voisins de passage : l’auteur n’impose pas une thèse mais, par un habile jeu de construction, il déconstruit en partie une historiographie à la fois anglo-américaine (le livre a d’abord été publié en anglais, aux éditions Routledge en 2022) et européenne qui a eu tendance à se focaliser sur des communautés plutôt que d’envisager la migration comme un processus qui peut être commun à des individus ayant des parcours migratoires différents et qui historiquement évoluent en fonction des contextes. De fait, dans l’immeuble, en cinquante ans, se sont succédé des gens venus d’au moins 1 016 localités différentes, appartenant à 21 pays et 172 départements, districts ou provinces. L’auteur, par exemple, montre comment l’église locale a pu, malgré la construction d’une chapelle spécifique pour les migrants espagnols, réunir les différents habitants. Il peint remarquablement, et comme il est rare pour cette période, la vie des femmes et des enfants – avec des pages terribles sur l’exportation illégale, par des intermédiaires sans scrupules, d’enfants venus d’Italie ou d’Espagne pour travailler dans les usines à proximité après l’interdiction du travail pour les Français de moins de treize ans. Analysant un fait divers, une bagarre entre deux groupes de jeunes gens dont des Italiens, lors d’une fête en 1900, qui avait alors suscité de nombreux articles dans la presse, Fabrice Langrognet refait l’enquête et montre combien une lecture ethnique, reprise par certains historien.ne.s, est erronée – il s’agissait d’une querelle amoureuse entre deux figures « apaches » de l’époque.
On pourrait multiplier les exemples, tant le livre ne cesse de remettre à plat l’histoire de ce lieu.Il faudrait ainsi citer les beaux développements sur la question linguistique faisant du 96-102 une tour de Babel. Cette enquête produit de la proximité. Livre salutaire, donc, que ce Voisins de passage qui tente de penser ensemble de multiples facteurs, dont les différences d’âge et de genre ; autrement dit, il contribue à sortir l’histoire des migrations de son isolement, comme le nouveau musée national de la Porte-Dorée tente aussi de le faire. Il casse les murs et les cloisons pour écouter la vie dans la cage d’escalier.