Le cow-boy retrouvé

On sait depuis les travaux d’historiens de la conquête de l’Ouest, et en particulier depuis les ouvrages de Didier Gondola, que le western avec ses chevaux sauvages et ses grands troupeaux a été « blanchi ». Un quart des cow-boys étaient d’anciens esclaves qui travaillaient dans des ranchs, payés une misère. La traduction de l’autobiographie de Nat Love (1854-1921), qui fut l’un d’entre eux, nous permet de suivre au quotidien l’une de ces vies de peine.

Nat Love | Cow-boy noir. Une autobiographie. Trad. de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Thierry Beauchamp. Anacharsis, 192 p., 20 €

Le récit de Nat Love commence, comme nombre de récits de vie d’esclave qui furent publiés au XIXe siècle, avec des afro-descendants ayant fui les plantations du Sud et rejoint le Nord-Est. Là, leurs autobiographies devinrent pour les abolitionnistes des armes pour dénoncer le sort de millions d’hommes et de femmes soumis à l’arbitraire et au bon vouloir d’un maitre. Ces textes, qui ont été republiés depuis vingt-cinq ans aux États-Unis (notamment par la Nebraska University Press), constituent une imposante bibliothèque. Compilés en volume, par exemple Born a Slave, ils sont plus que des sources précieuses des black studies : des textes matrices de cette discipline.

Nat Love | Cow-boy noir. Une autobiographie
Nat Love © Anacharsis

Né en 1854, Nat Love est de ces esclaves, mais la guerre civile le libère du joug de son maitre. La famille s’installe non loin de l’ancienne plantation et tente de survivre. Après la mort du père, la vie de petits métayers n’est plus tenable, et le jeune Nat devient garçon vacher. Des années durant, il convoie pour un propriétaire des vaches vers des lieux de vente. L’esclave devient cow-boy. Voilà le lecteur plongé dans le monde violent et précaire de ces jeunes gens qui sacrifiaient leur jeunesse sur des « canassons », à traquer les hordes de mustangs sauvages, mais surtout à traverser pendant des semaines ces grands espaces au risque de leur vie – les Amérindiens n’aimaient guère ceux qui utilisaient leur territoire, chassant le bison, et qui progressivement contribuaient à la colonisation de l’Ouest. Entre cow-boys, la vie n’était pas tendre non plus, et ponctuée par de nombreuses compétitions éprouvant la virilité et la force de chacun (concours de lasso, débourrage de chevaux sauvages ou de poneys, etc.). Nat Love ne mena qu’un temps cette vie de rien, il se maria avec Alice en 1888 ; ils vécurent un temps à Salt Lake City avant d’aller à Los Angeles en 1910 au terme d’une longue carrière au sein de la compagnie des wagons-lits Pullman. C’est sur la fin de cette vie qu’il écrit ce récit. 

De même que la question de la véracité ne se pose pas pour ces récits d’esclaves écrits par eux-mêmes, s’agissant du texte de Nat Love, comme le dit Thierry Beauchamp qui a eu la bonne idée de le traduire, il importe peu que tous les épisodes qu’il relate – par exemple sa rencontre avec Buffalo Bill, ou son passage à Little Bighorn juste après la bataille où le général Custer perdit la vie contre Sitting Bull et ses guerriers – soient authentiques. Dans les vingt-deux brefs chapitres qu’écrit Nat Love à la fin de sa vie, alors qu’il a quitté les plaines sauvages et qu’il est retraité des wagons-lits au bord du Pacifique, l’auteur s’écrit un destin. Il semble en effet que ce soit Nat Love lui-même qui ait financé la publication, l’édition originale comprenant de nombreuses fautes d’orthographe et de syntaxe, laissant penser que son texte n’a pas fait l’objet d’un travail éditorial. Si le traducteur insiste dans sa préface sur les informations précieuses que ce témoignage contient sur ces vies qui traversent et percutent l’histoire américaine, il ne dit rien de la manière si singulière dont l’auteur se met en scène. Or, pour reprendre les perspectives ouvertes par les travaux de Philippe Lejeune, le récit de soi est une construction de soi comme sujet.

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Peu nous importe donc s’il « ment » ; il écrit sa vérité, celle qu’il veut que l’on garde de lui, comme Rousseau dans les Confessions, comme Maurice Thorez, dans Fils du peuple… Il n’y a pas de degré zéro de l’autobiographie, et s’il faut lire celle de Nat Love, c’est surtout pour comprendre comment il s’invente une vie par l’écriture. Il parvient à faire des différents moments de son existence un récit unique, presque cohérent. Le titre forgé par l’éditeur insiste à tort sur un moment du parcours de Nat Love ; or, de même que les personnages frontières de l’historien fondateur des borders studies, Karl Jacoby, dont ces mêmes éditions Anacharsis ont fait connaître les travaux au public français, Nat Love est sans cesse à la jonction de plusieurs mondes. Il ne fait pas que les traverser : il les habite et il en adopte les pratiques, il en épouse les valeurs. Qu’on ne cherche pas dans ce Cow-boy noir quelque chose d’extraordinaire ; ce qu’on y trouve, c’est un homme aux prises avec l’histoire qui le fait passer de la maison d’un esclavagiste à la confortable cabine d’un train moderne, de l’archaïsme à la modernité.