Au cœur de la Première Guerre mondiale

L’ordre du jour d’Edlef Köppen, comme À l’ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, sont des œuvres essentielles de la littérature allemande du XXe siècle, qui dénoncent la criminelle et irréparable stupidité meurtrière de la Première Guerre mondiale. L’ordre du jour ne fut pas parmi les livres brûlés lors du bûcher organisé par les nazis, de mars à octobre 1933, mais il fut interdit en 1935 et retiré des bibliothèques. Redécouvert en Allemagne en 2004, sa première traduction française, publiée en 2006, vient d’être rééditée.


Edlef Köppen, L’ordre du jour. Trad. de l’allemand par François Poncet. Tusitala, 344 p., 19 €


Le pouvoir nazi avait pour fonction d’éliminer toute forme de liberté. Il fallait se débarrasser de Thomas Mann, de Freud, de Bertolt Brecht, de Barbusse, de Gorki et de centaines d’autres auteurs. Ainsi débuta la chasse nazie à tout ce qui pensait ; cette chasse, on le sait, se termina par Auschwitz. En nos temps de retour de l’obscurantisme et de la censure, il est nécessaire de le rappeler.

L’ordre du jour, d'Edlef Köppen : au cœur de la Première Guerre

Edlef Köppen, né en 1893, fait des études universitaires et s’engage comme volontaire dès 1914. Blessé et gazé en 1916, il finira la guerre comme lieutenant en 1918, dans la région de Lens. À son retour à la vie civile, il devient metteur en scène de théâtre et de cinéma et, malgré le régime nazi qui fait interdire son livre, il peut continuer à travailler comme rédacteur à la radio. Il meurt en 1939 des suites des gaz respirés au front.

L’ordre du jour, paru en 1930, décrit l’itinéraire intérieur d’un engagé enthousiaste et confiant qui, assez rapidement, passe du simple consentement à l’opposition radicale à la guerre ; comme il l’écrit lui-même dans le Prière d’insérer, son personnage, Adolf Reisiger, va d’abord à la guerre « dans l’enthousiasme, puis par sentiment de devoir, puis en serrant les dents puis dans le désespoir, jusqu’à ce qu’on me décore de la croix de fer de première classe avant de me coller dans un asile de fous ». Tout est dit.

L’ordre du jour, d'Edlef Köppen : au cœur de la Première Guerre

Des soldats allemands autour d’une source d’eau dans la forêt d’Argonne, à Conzquelle (mai 1915) © Bundesarchiv, Bild 104-0153 / CC-BY-SA 3.0

Durant toute la guerre (1914-1918), Köppen reste en première ligne et a de multiples occasions de constater à quel point la peur et l’horreur sont le quotidien du front. Mais tout est rapporté, jusqu’au moindre fait, sans aucun effet de style, dans une langue populaire qui, d’une langue à l’autre, oblige à des correspondances ou des équivalences. L’adoption quotidienne du « vocabulaire des tranchées » permet à ceux qui ne sont pas encore tués d’affronter la réalité de la guerre, l’humour et l’esprit de dénégation maintiennent la présence d’esprit.

Les faits de guerre racontés par Köppen sont souvent proches de ceux rapportés par Remarque, Barbusse, Cendrars ou Genevoix. On voit ici, cependant, peut-être davantage l’évolution politique des personnages. Le livre de Köppen s’inscrit dans un univers radicalement autre que celui de la plupart des autres romans de guerre allemands qui font l’éloge du sacrifice et se délectent de la mort, tels ceux d’Ernst Jünger, bientôt militant indirect du national-socialisme.

L’ordre du jour, d'Edlef Köppen : au cœur de la Première Guerre

Des soldats allemands dans ce qui fut la forêt d’Argonne, en octobre 1915 © Bundesarchiv, Bild 104-0152 / CC-BY-SA 3.0

Ce qui, de plus, fait l’intérêt et l‘originalité de ce livre, c’est sa nouveauté. Edlef Köppen est l’un des tout premiers romanciers à introduire dans le récit des collages de textes extérieurs à celui-ci, qui lui donnent un surcroît de réalité, comme les communiqués des états-majors allemand ou français, une proclamation du maréchal Joffre, ou encore des discours saisissants de naïveté et d’exaltation guerrière de l’empereur Guillaume II. On y trouve des extraits de journaux, des fragments de correspondances, des discours de divers hommes politiques ou d’officiers aussi bien que de soldats.

L’ordre du jour est comparable, par sa méthode de composition, par son ironie neutre et sa véhémence positive, par l’atmosphère qu’il recrée, au grand roman expressionniste Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin ; l’un et l’autre sont de grandes fresques de la mise en route de la destruction de l’humanité.

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