Les Grecs avec démons

Frédérique Ildefonse publie un grand livre pour une grande ambition. Non seulement contribuer, à partir du monde grec, à « l’histoire des différentes problématisations de l’intérieur », mais aussi, sans toutefois que ce second objectif soit invoqué explicitement, mesurer les chances de concevoir aujourd’hui le « moi », le « soi », la « personne » de façon nouvelle.


Frédérique Ildefonse, Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème. Vrin, 888 p., 68 €


« Y’a de l’Un », disait Lacan, ce qui ne s’opposait pas au multiple, mais indiquait simplement que l’un est inévitable et que tout dépend de ses modalités. Mais l’époque est sensible au multiple : pluralité des genres, « polythéisme des valeurs », personnalité multiple, éloge nietzschéen de la métamorphose (« de fait, nous sommes une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire », affirme Nietzsche dans La volonté de puissance)… Plus que sensible, l’époque est travaillée aux entrailles par la question de l’identité, du devenir « sujet », après l’ébranlement des philosophies de la conscience, prise dans des contradictions entre fantasme de maîtrise absolue de l’existence (autopoïèse et autonomie de l’individu sujet de droits) et fausse singularité (de masse) et individualisme illusoire (sous-produit algorithmique).

Le multiple dans l’âme, de Frédérique Ildefonse

Sans titre de José Loureiro (2008) © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Ces contradictions permettent de dénoncer le « mythe de l’intériorité », laquelle ne serait qu’un effet du langage et, au bout du compte, un effet de l’évolution des structures neurologiques de l’espèce. C’est dire l’importance des travaux philosophiques et historiques sur les différents modes de « subjectivation », de partage entre « intérieur » et « extérieur » qui, chaque fois, composent des anthropologies différentes. L’histoire de la pensée nous apprend que nos perplexités contemporaines, sans être identiques à celles de l’Antiquité, partagent avec elles bien des faisceaux de questions qu’il faut savoir reconstruire pour en déchiffrer les réponses en vue de complexifier une confrontation simpliste entre Anciens et Modernes.

Frédérique Ildefonse a consacré plus de vingt ans de sa vie à explorer « l’intérieur » de l’homme grec. Elle livre aujourd’hui plus qu’un recueil d’articles, un livre qui se veut une synthèse, une borne milliaire sur un chemin qui mène sans doute encore loin. Elle s’inscrit dans une tradition, exemplairement signifiée ici par la présence tutélaire de Jean-Pierre Vernant, qui refuse toute téléologie, mais, au contraire, tente de repérer des ruptures, des discontinuités, « d’inventorier les différences », selon l’expression de Paul Veyne. S’il n’existe pas de grande marche vers le « sujet » moderne, l’analyste n’en est pas, pour autant, réduit au pur divers : il peut observer des « formations discursives » (Foucault) ou des « configurations », des « réseaux et échangeurs conceptuels », des « continuités de problèmes », pour parler la langue historienne d’Alain de Libera (Archéologie du sujet, vol. I : Naissance du sujet, Vrin, 2007), grâce à une attention aux textes, à leurs détails, à leur circulation et à leur transmission.

L’auteure parie « sur la précision », comme Nicole Loraux visant les travaux de Karl Popper, dont elle semble suivre une partie au moins du programme : « chercher à baliser dans sa spécificité le champ grec de l’individu (ou de ce que, par commodité, on désigne sous ce nom) ; faire l’inventaire des lieux, institutionnels ou marginaux, et des genres littéraires où apparaît cet « individu » grec (la poésie lyrique offrant une nette avance sur la prose politique) ; dresser la carte sémantique des termes qui tout à la fois dénotent la sphère grecque de l’individu ou de la personne et se laissent mal traduire dans ces mots de notre langue » (« Du libéralisme en histoire ou l’individu-écran », in Passé présent, n° 1, 1982).

Le multiple dans l’âme, de Frédérique Ildefonse

« The green eye mask, head » d’Amadeo de Souza-Cardoso (1914-1915) © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Avant de tirer le filet de notre lecture, qui fut longue et difficile étant donné la structure même de l’ouvrage, et regarder ce qu’il contient, il faut faire quelques remarques rapides sur les difficultés rencontrées lors de l’élaboration (et de la lecture) de cette somme. L’axe en est certainement l’histoire des stoïcismes, dont l’un, le dernier, le stoïcisme impérial, va être qualifié de « moment de bifurcation ». C’est à partir d’eux que l’historienne rayonne vers leurs sources en amont, la période présocratique et la période classique platonico-aristotélicienne, jusqu’en aval de leurs complexes spéculatifs, le néoplatonisme. Pour que l’analyse suive le mouvement non linéaire de l’histoire tout en circonscrivant les « problématisations continuées qui donnent lieu à des théorisations différentes », il a fallu adopter une structure d’aller et retour qui provoque des effets de répétition, dont témoigne la multitude des renvois internes dans l’ouvrage. Frédérique Ildefonse nomme, joliment, ce qui lui est apparu comme une nécessité de construction : procéder par « ouverture conceptuelle répétée ». C’est aussi une épreuve pour le lecteur qui se perd quelquefois dans les « zones et nappes conceptuelles » en ayant l’impression d’avoir déjà parcouru le chemin. Mais il l’accepte d’autant plus qu’il n’a pas de solution alternative à proposer, à moins d’opter, dans l’exposition des résultats de la recherche, pour la méthode aristotélicienne du status quaestionis, en assumant pleinement la « bifurcation » du stoïcisme du IIe siècle comme point de référence, par rapport à une « problématisation commune » courant sur plusieurs siècles.

D’autre part, ce qui caractérise le mouvement de pensée représenté dans ce livre par Jean-Pierre Vernant, c’est son ancrage sociologique. Louis Gernet, Marcel Mauss, pour citer des noms auxquels se réfère notre auteure, ont envisagé, pour l’un, l’histoire de la responsabilité et du volontaire et de l’involontaire, pour l’autre, la « catégorie » de personne, à travers des configurations sociales (« un sujet d’histoire sociale », écrit Mauss) qui sont absentes dans le livre de Frédérique Ildefonse dont l’objet s’étend de la période archaïque au seuil d’un autre moment crucial, celui de saint Augustin. Et l’on s’étonne un peu qu’elle nous déclare, très honnêtement, qu’elle n’a pas pu envisager, faute de compétence, les corpus médical et juridico-politique, alors qu’elle intègre avec juste raison dans ses développements la dimension religieuse et rituelle, sans toutefois de détour par la tragédie, normal aboutissement de sa collaboration avec les anthropologues et notamment le regretté Jean-Louis Durand. Sans tenter de présenter au lecteur une histoire exhaustive de « l’intérieur » grec, par ailleurs impossible, fallait-il pour autant se cantonner au corpus identifié comme « philosophique », alors même que l’ouvrage souligne combien le paradigme de la polis est au cœur de l’explicitation des relations entre les multiples parties de l’âme et sa partie supérieure, présence qui a suggéré à plus d’un d’explorer les liens étroits entre évolution de la polis, mode de pensée et conception du « vivant humain ». Pourquoi s’interdire des échappées-test, comme pierre de touche des thèses défendues, vers la poésie, la tragédie, le politique et l’iconographie ? Le rituel, dont il question à propos du culte du daimōn comme s’il était une petite statue dans le temple intérieur, est davantage invoqué que pleinement articulé dans son rapport pratique avec la spéculation.

La tentation est grande de traduire les grands textes des différentes traditions philosophiques grecques concernant tout ce qui se rapporte à l’âme, à sa nature, à ses relations avec le corps, à ses activités de connaissance, à ses actes, etc., en utilisant le vocabulaire moderne de la subjectivité. Frédérique Ildefonse a voulu montrer en allant dans le détail des textes que cette opération n’est jamais nécessaire – pire, qu’elle en falsifie le sens. Les Grecs n’ont pas d’intériorité, mais ils ont une âme. Ils ne l’ont pas toujours eue : ils ont commencé par avoir un corps, et encore, fragmenté, distendu, réduit à l’unité seulement à l’état de cadavre (comme le montrait Marcel Detienne dans le collectif dirigé par Ignace Meyerson, Problèmes de la personne, Mouton, 1973). La psuchē (que le latin traduit par anima) n’est que son ombre. C’est déjà un problème de savoir par quel cheminement, inséparablement spéculatif et social, ils en sont parvenus à une conception d’un individu circonscrit, bien que sur un mode instable dépendant de multiples facteurs, dans « un corps et dans une âme ». L’anthropologie historique avait mis en évidence le rôle des milieux pythagoriciens dans l’apparition du thème du daimōn, et Frédérique Ildefonse confirme la centralité de ce dispositif démonique : à l’intérieur de l’homme existe un principe extérieur, divin ou, du moins, d’origine divine. Il ne faut pas se hâter de rapprocher cette situation de l’exclamation pascalienne, « l’homme passe infiniment l’homme », ni du Dasein heideggérien qui est, dans le Kantbuch, non de l’homme, mais dans l’homme, mais l’on a ici un exemple de ces traces de jonction-disjonction entre questionnements ancien et moderne. D’autant plus que Heidegger entendait bien, précisément, « séparer cet « être-homme dans l’homme » de toute considération anthropologique », comme l’a écrit Gérard Granel.

Le multiple dans l’âme, de Frédérique Ildefonse

« Alcibiade recevant les leçons de Socrate », de François-André Vincent (1776). Derrière Socrate, le peintre a représenté son daimon ©CC0/Musée Fabre/WikiCommons

Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pas plus que le corps grec ne se laisse spatialiser facilement, l’âme grecque ne laisse manifester clairement ce qui lui donne son centre : à l’époque archaïque, ce sera le thumos, l’énergie vitale qui vient du corps/cœur ; à l’époque classique, ce sera un don des dieux, une sorte de démocratisation du héros, ce démon, cet hôte divin, qui signifie au « vivant humain » qu’il ne le sera véritablement, en se distinguant des vivants animaux, que par le maintien (le soin, l’epimeleia). Le livre apporte un correctif à la position de Foucault qui interprète ce soin comme un travail sur soi ; l’auteure précise qu’il s’agit plutôt « d’un effort pour chacun de chercher à se conformer à ce qui constitue le cœur de son être de vivant humain », celui-là n’étant pas « strictement propre au vivant humain ». La Grèce classique a ainsi inauguré la longue tradition de l’âme comme hôte d’un autre en elle, constituant à la fois sa possible unité contre toutes les forces « t(h)umorales » dispersantes et sa participation à un cosmos, non pas simple décor, mais règne d’un logos immanent au monde. La thématique de l’hospitalité divine, décisive dans le livre de Frédérique Ildefonse, se développera, bien après la fin de l’Antiquité, jusque dans les terres chrétiennes de l’Allemagne du XIVe siècle avec la mystique rhénane et dans l’Espagne du XVIe dans les œuvres de Thérèse d’Avila déplaçant, selon Michel de Certeau, une fois de plus celle du « connais-toi toi-même » (La fable mystique, Gallimard, 1982).

Tentons pour finir de prendre du recul par rapport à ce livre riche, touffu, presque immaitrisable pour voir quel dessin de la mosaïque (Frédérique Ildefonse compare sa recherche à un puzzle) se détache. Le cadre général de la mosaïque apparaît : il détermine, malgré les nuances apportées par la pensée d’Aristote, l’anthropologie grecque dans ses deux principaux caractères : normatif (éthique) et cosmologique. L’essentiel n’est pas d’être toujours plus original, toujours plus singulièrement « soi », mais d’être toujours davantage ce qui constitue le propre (voir le chapitre essentiel dans le livre sur la notion stoïcienne de oïkeiōsis), le paradoxe étant que ce propre n’est pas vraiment de l’homme, mais la part divine en lui. L’accent se déplace de l’autos (soi-même) à l’hekastos (chacun), d’une part distribuée à chacun. Il en résulte, comme Simone Weil l’avait vu (cf. « La personne et le sacré » in Œuvres complètes, tome V, vol. 1, Gallimard, 2019), une certaine exaltation de la perfection dans l’impersonnel. Frédérique Ildefonse le dit dans une formule saisissante : le point de référence n’est pas alors « notre vie » ou un « moi », mais « c’est l’âme et le différentiel d’excellence et de vice qu’elle emporte avec elle à l’issue de chaque vie ». Le deuxième caractère n’est pas de se détacher, de s’isoler, de se « démondaniser », mais au contraire de se rendre digne de cette beauté ordonnée du cosmos, comme « coopérateurs », pour détourner un peu une expression paulinienne, des dieux providents (voir l’autre chapitre important du livre sur « l’inscription dans le monde »). Les deux caractères se rejoignent pour composer, du retour sur soi éthique et de la relation avec le monde, non pas tant une intériorité qu’un passage à « l’ordre structurant du monde », « l’accès à un accès ».

Et l’on se demande, en achevant la lecture de l’ouvrage, si Frédérique Ildefonse a raison de pointer un changement de régime quasi pascalien, selon ses propres termes, avec le stoïcisme impérial, comme moment de doute « entre hasard et providence ». L’ébranlement viendra plus tard, l’idéal de l’eudemonia résistera et la mystique moderne témoigne encore de l’âme comme demeure accueillante de l’hôte divin. Ne peut-on pas envisager que ce soit un autre renversement du rapport corps-âme, analogue inversé de celui de l’époque archaïque mentionné plus haut, qui vienne transformer le brotos (l’homme mortel) et le changer en self, instituant techniquement un cosmos propre (avec toutes les nuances : approprié, s’appropriant), dont la définition coïncidera avec celle de la propriété économique ?

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