Entretien avec Annie Le Brun

« Si nous nous encombrons encore de bagages, c’est sans doute qu’ils contiennent les voyages que nous n’avons pas faits. Celui-ci, je l’ai commencé sans savoir où j’allais et je l’ai poursuivi jusqu’à m’apercevoir que chacune de ses étapes dessinait en filigrane un appel à l’insurrection lyrique. » La vitesse de l’ombre, dernier ouvrage d’Annie Le Brun, conte ce voyage à travers peintures et photographies, librement réunies en fonction d’un même mystère suggéré par le regard ou la pose du personnage représenté, la composition de la scène, les lignes de fuite du paysage.


Annie Le Brun, La vitesse de l’ombre. Flammarion, 128 p., 23,90 €


Qu’elle évoque des œuvres de la Renaissance italienne ou de Duchamp, des toiles surréalistes de Magritte et de Picabia ou une photo d’Alfred Jarry, Annie Le Brun souligne combien l’expression et le cadre débordent chaque fois l’espace de l’image, résistent à la froideur de l’analyse des historiens de l’art comme à l’enthousiasme naïf au fil du temps. Celle qui a croisé le chemin des surréalistes dans les années 1960 pour ne plus le quitter s’est faite au cours des dernières décennies la contemptrice des dérives par lesquelles l’art est tombé dans le régime capitaliste. La vitesse de l’ombre, comme Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) ou Ceci tuera cela (Stock, 2021), a pour origine ce rejet viscéral de ce rapport à l’image dévoyé par le règne de l’argent et l’avènement du numérique.

Critique littéraire et artistique, commissaire d’exposition (elle a dirigé des rétrospectives sur Sade et sur Toyen, artiste surréaliste qu’elle a bien connue), Annie Le Brun n’a jamais cessé d’explorer, de plus en plus en sentinelle, les émotions premières que suscitent la poésie du langage et l’ineffable des images. Dans La vitesse de l’ombre, texte où jaillit de nouveau sa critique engagée et passionnée, on lirait presque la défense d’un mode d’existence à part entière attentif à l’énigme de nos sentiments. EaN l’a interrogée sur ce livre et sur sa démarche.

La vitesse de l’ombre : entretien avec Annie Le Brun

Annie Le Brun © Jean-Luc Bertini

Vous décrivez votre rencontre avec les images qui parcourent La vitesse de l’ombre comme hors de contrôle, intrigante, fascinante. Que dire de votre rapport à ces images ? Qu’ont-elles à voir avec l’énigme du désir ?

J’ai follement aimé les images et c’est sans doute pourquoi je suis particulièrement sensible à la façon dont Internet les a prises en otage pour en faire une intarissable source de profit en même temps qu’un formidable instrument de contrôle, c’est-à-dire l’agent privilégié du capital. À la suite de cet inquiétant constat fait avec Juri Armanda dans Ceci tuera cela où nous montrons comment l’apparition des images est devenue techniquement indissociable de leur immédiate marchandisation, difficile de ne pas se demander s’il en est encore qui échappent à cette exploitation sans précédent.  Tel est le propos de ce livre qui est autant une quête qu’une enquête.

Y réfléchissant, je me suis soudain souvenue d’images qui m’avaient accompagnée ma vie durant, sans que je susse pourquoi. En fait, elles s’étaient imposées à moi par leur force d’énigme et le fait de les interroger m’a fait voir qu’elles y puisaient une étrange liberté de mouvement. Comme si la part d’ombre dont elles étaient porteuses les faisait dévier à contre-courant du continuel flux d’images avec lequel se confond désormais l’apparition-marchandisation de presque toutes. D’où l’idée d’une vitesse de l’ombre qui, à l’inverse, entraîne ailleurs pour approfondir la perspective vers l’infini qui nous habite.

S’il y a une analogie avec l’énigme du désir, elle passe par ce changement d’échelle susceptible d’ouvrir en chacun les horizons insoupçonnés de notre nuit commune.

Vous  écrivez que vous devez aux images de vous « avoir emportée au-delà des mots pour [vous] ramener dans la profondeur des mots. Plus exactement, à cette profondeur où ne conduisent pas les mots mais dont ils se nourrissent sans cesse ». Il y a selon vous un dialogue fécond entre les arts visuels et la littérature. Sauver notre rapport sensible, charnel, intime, aux images permettrait-il de sauver un même rapport au langage, et inversement ?

Oui, d’autant que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas là d’une question artistique mais d’une question de respiration. Jusqu’à présent, l’air dont nous vivions était déterminé par cet échange, les images prolongeant et relançant constamment ce que les mots induisent et inversement. On pourrait parler d’une alchimie, opérant la transmutation des mots en images et des images en mots. Jusqu’à ce qu’en résulte même l’ouverture d’un espace tout autre. Espace ni subjectif ni objectif que j’ai été amenée à définir, il y a déjà longtemps, comme espace inobjectif, tel le lieu mental où vient prendre forme tout ce qui nous importe.

C’est autant cette alchimie que l’éventuel surgissement de cet espace qui sont aujourd’hui gravement menacés par le numérique, depuis que l’image y est asservie au nombre, c’est-à-dire depuis qu’elle n’existe plus par son contenu mais par le nombre de fois qu’elle est visualisée. Sans parler du fait que, techniquement, l’image est réduite à n’être plus qu’un élément numérisé, tandis que parallèlement le mot est réduit à l’état de signe. La conséquence en est le formatage des images qui induit un formatage grandissant des mentalités à travers une sensibilité de plus en plus dématérialisée sinon dévitalisée. Tant et si bien que tout ce que la grande aventure artistique nous avait révélé siècle après siècle est en train d’être neutralisé.

La vitesse de l’ombre : entretien avec Annie Le Brun

Dans La vitesse de l’ombre, vous liez l’érotisme au désir de paysage, unis dans un même désir d’être. Votre vision de la nature est-elle romantique, permettant un jaillissement existentiel, l’expression de sentiments et de passions ?

Le désir est projection vers l’autre. Le monde ne semble-t-il pas plus grand quand on est amoureux ? C’est en ce sens que Stendhal affirme que « la beauté est une promesse de bonheur ». On peut y voir quelque chose de romantique, mais c’est d’abord une constatation. L’espace devient alors tout autre. À cet égard, on pourrait même reprocher au romantisme d’avoir refoulé la dimension érotique que prend alors le paysage. Car la nature s’y révèle soudain comme lieu de toutes les métamorphoses, où notre imaginaire se trouve libre de retourner à sa luxuriance première. Précisément ce qu’empêche et nie l’actuelle marchandisation de l’érotisme, enfermant chacun dans une prison d’images exclusivement construite sur la parcellisation des désirs et des corps.

« Dans militantisme, il y a militaire », dites-vous. D’où vous vient cette force de résistance à un engagement ou à une mise en commun hors du terreau de l’art ? Cela ne vous a jamais tentée ?

Si, et mon attirance première pour le surréalisme vient de là, du fait que ce fut une aventure collective qui ne s’est nullement affirmée au détriment des individualités. Son rayonnement exceptionnel est lié au fait qu’il a rendu possible un espace où la liberté de chacun aura exalté celle des autres. Pour preuve, la diversité des êtres qui en ont été les acteurs. En réalité, il ne s’agit pas d’art mais d’une attitude devant la vie. Mon énergie n’a pas d’autre origine que ce désir profond de vivre autrement. Tout change à partir du moment où, pour reprendre les mots de Troxler, l’ancien élève de Hegel et de Schelling, on est persuadé – et combien de fois les images nous y ont aidés ! – qu’« il y a un autre monde »  mais qu’« il est dans celui-ci ».  Ce qui est sans doute une des plus justes affirmations de la conscience poétique et de ses pouvoirs. Peut-être suffirait-il que le regard change pour « changer la vie ».

Diriez-vous que, comme lorsque vous évoquez Sade, il vous paraît souhaitable d’« offenser la philosophie plutôt que de penser en philosophe » ?

Toutes proportions gardées, c’est ce genre de démarche qu’il me paraît aujourd’hui important de privilégier, pour sauver nos vies de l’emprise du nombre, c’est-à-dire d’une rationalité de plus en plus assujettie à la dynamique du capital. Le fait est que, ramenant le corps dans la pensée comme personne ne l’a jamais fait, Sade a incontestablement réussi à inquiéter la philosophie dans ses fondements. Son héroïne Juliette est claire à cet égard : « On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la raison allume le sien ». Et c’est ce qu’on ne lui pardonne pas. Car, à l’inverse des autres penseurs qui, dans le meilleur des cas, se sont efforcés de penser « le boudoir », Sade met littéralement la philosophie dans « le boudoir ». Un renversement de perspective sans précédent.

Notre malaise grandissant devant l’état du monde incite à regarder ailleurs et autrement. De l’ampleur de ce changement dépend le peu de liberté qui nous reste, surtout depuis que, grâce au métaverse, le capital réalise son rêve jusqu’ici impensable d’un imaginaire où tout se paye. D’où l’urgence de nous donner tous les moyens de le contrer, en commençant par recourir à ce qui a été systématiquement négligé, je pense aux instruments de haute précision de l’intuition sensible, susceptibles de pallier justement les inquiétantes impasses de la rationalité dominante, la philosophie dût-elle en être « offusquée ».

C’est désormais à chacun de reprendre ce que ce monde lui dérobe. Il est grand temps de « repassionner la vie ».

Propos recueillis par Eugénie Bourlet


EaN a également rendu compte d’Un espace inobjectifde Radovan Ivsic et la forêt insoumise et de Ce qui n’a pas de prix

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