La Forêt des éclairs, la forêt-sortilège

ivsicAnnie Le Brun met en rapport les poèmes de Radovan Ivsic (1921-2009), ses pièces de théâtre et les peintures, les collages des créateurs : Miró, Masson, Ernst, Toyen, Wilfredo Lam, Anna Zemankova, Matija, Skurjeni, Madge Gill, Félicien Rops et les images étranges des artistes évoquant les forêts troublantes1.


Annie Le Brun, Radovan Ivsic et la forêt insoumise. Musée d’Art contemporain de Zagreb/Gallimard, 216 p., 168 ill., 30 €.


Né à Zagreb en 1921, poète, auteur dramatique, Radovan Ivsic a écrit des textes qui ont été interdits en Yougoslavie par l’occupation allemande, puis par le régime de Tito. Tour à tour, les oustachis fascistes, puis les staliniens et les titistes ont prohibé ses poèmes et ses drames. Ivsic devient alors traducteur des Confessions de Rousseau, du Dom Juan de Molière ; il a aussi traduit Marivaux, Maeterlinck, Mérimée, Apollinaire, Giraudoux, Ionesco, Breton, Césaire… En 1954, il arrive à Paris. Avec André Breton et Benjamin Péret, il participe à des manifestations du surréalisme et écrit dorénavant presque exclusivement en français. En 1969, il fonde les Éditions Maintenant avec quelques amis (dont entre autres, le peintre tchèque Toyen et Annie Le Brun). Sans concession, Ivsic choisit la poésie et les images contre la langue de bois. Radovan affirme : « La Poésie est comme le vent, l’amour, la forêt, le désespoir, l’air, le rêve. »

Avant 1954, Ivsic prend ses distance avec ceux qui font allégeance au réalisme socialiste ; il décide « de vivre là, seul en pleine forêt, à mille mètres d’altitude, sans eau courante, sans électricité, sans téléphone ». Il échappe à la servitude d’un emploi fixe ; il survit en traduisant en croate les écrivains français. Selon Annie Le Brun, Radovan Ivsic a toujours su que « tout se jouait et allait se jouer dans et autour de la forêt, là où il s’agit moins de retrouver une forêt mythique que de faire vivre (en nous et en dehors de nous) une forêt devenue le théâtre du monde en ce que tous les enjeux existentiels (politiques, érotiques, poétiques) s’y rejoignent ».

Un drame d’Ivsic s’intitule Le Roi Gordogane (1943). Le roi chevauche dans la forêt, dans la nuit sauvage des désirs et des affrontements, dans la nuit troublante des affinités électives. Ce serait la nuit de la selva oscura que Dante découvre au commencement de La Divine Comédie… Dans la folie meurtrière du pouvoir, le Roi Gordogane tue tout le monde et coupe tous les arbres de la forêt. Car les humains ravagent les forêts. Et Annie Le Brun cite une phrase pessimiste de Chateaubriand : « Les forêts précèdent les hommes ; les déserts les suivent. » Alors, la forêt est dévastée et l’imaginaire est menacé. En 1990, la forêt de Brocéliande brûle, dans laquelle circulaient et luttaient les Chevaliers de la Table ronde… Dans les guerres du passé et aujourd’hui, les humains sont torturés et tués ; les arbres sont écrasés…

Souvent, Isvic se réfugie dans les forêts, dans les branches qui s’enchevêtrent silencieusement : « Des feuilles inconnues se précipitaient » et « Le vertige foisonnait. » Dans deux tableaux, André Masson suggère le printemps : L’Eau jaillit et la sève monte (1959).

Lorsqu’Annie Le Brun regarde La Chasse dans la forêt de Paolo Uccello, elle décrit l’œuvre : « Si chasseurs, chevaux et chiens occupent le premier plan du tableau, c’est pour être aspirés par une perspective éperdue les emportant vers les bois ténébreux. » Parfois, Ivsic perd les formes : « Les couleurs m’encerclent et me soulèvent. Ce que je vois alors, ce n’est plus ni un arbre, ni une montagne, ni un lézard, ni l’arc-en-ciel, ni le jour. » Ou bien, Ivsic perçoit les « oiseaux terribles, impénétrables, taciturnes » (1940-1941). Ou encore, la peur recommence : « Dans la nuit, crains les ténèbres » (1972). Se multiplient les tourbillons des feuilles mortes.

Annie Le Brun énumère les métamorphoses : la forêt-brume de Caspard David Friedrich, la forêt-vertige de Masson, la forêt-silence de Félix Vallotton, la forêt-souffle de Jindrich Heisler, la forêt-volcan de Lam, la forêt-sortilège du Douanier Rousseau… Radovan Isvic écrit : « Dans le bois des rafales je sens les routes de l’orage et les aubes mortes […] Le jour, c’est quand la nuit ne veut pas sortir de nous. […] Ce n’est pas un gouffre, c’est un vautour qui se précipite vers la pointe nue de son sein. […] L’armure, seuls les hannetons et les chevaliers la portent. » Parfois, il y a le rire, ce rire des jeunes amoureuses, ce rire léger, vif, insaisissable qui ouvre les plus belles clairières dans la nuit. Ivsic suggère les désirs d’une femme : « Quatre fois les cils s’affolèrent mais elle parvint à garder grands ouverts les yeux qui le caressaient toujours du clair secret de l’éclair. »

Dans ce remarquable livre d’Annie Le Brun, se rencontrent des peintures, des photographies, des collages, des masques croates de carnaval, une boîte d’insectes (dans un musée de sciences naturelles), une coiffe brodée de Croatie, une couronne de mariée, des plantes pétrifiées, des papillons du Brésil, un nid de guêpes forestières, un silex, la cape d’un berger en paille, une jupe plissée (XXe siècle), un tronc pétrifié…

La poésie et la forêt menacées sont insoumises, rebelles, révoltées. Elles résistent. Elles font face. Elles se défendent.


  1. À Zagreb, cette exposition passionnante a eu lieu du 24 septembre au 22 novembre 2015. Les deux commissaires sont la poète Annie Le Brun et Snjezana Pintaric (directrice du Musée d’Art contemporain de Zagreb). Annie Le Brun et Radovan Ivsic ont été amis de Maurice Nadeau.
Crédit pour la photo à la une : © Annie Le Brun
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