Habermas s’offre la coquetterie de dire que le livre qu’il écrivit il y a six décennies sur la « transformation structurelle de l’espace public » avait beau être son tout premier, il est resté son bestseller. La réalité ayant changé depuis, il ouvre grand la focale dans un petit livre politique d’une centaine de pages. Dans le même temps, Gallimard publie également la traduction du second tome de sa gigantesque Histoire de la philosophie qui balaie les siècles voire les millénaires.
Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant. Trad. de l’allemand par Frédéric Joly. Gallimard, 144 p., 16 €
Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie, tome II. Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir. Trad. de l’allemand par Frédéric Joly. Gallimard, 784 p., 35 €
Sachant que le petit livre politique a été publié en Allemagne en 2022 alors que le second tome de l’Histoire de la philosophie l’a été en 2019, la concomitance des traductions illustre bien le projet habermassien : tenir à la fois la très longue durée et l’immédiate actualité, la totalité du savoir et un problème sociopolitique assez restreint. D’un côté, d’arides conceptions théologico-politiques ; de l’autre, des interventions qui relèvent plutôt d’un journalisme de haute qualité intellectuelle, celui auquel les éditeurs de Die Zeit ont accoutumé leurs lecteurs. On peut ne pas partager cette conception de la démarche philosophique ; on ne peut en nier la cohérence. Les éventuelles critiques ne peuvent donc porter que sur des points précis, sans revenir sur le bien-fondé de l’ensemble.
Le titre du petit livre annonce l’analyse d’un « tournant » qui serait celui de la « démocratie délibérative » du fait d’une modification de ce que l’on peut considérer comme « espace public ». Dans le livre de 1962, traduit en français sous le titre L’espace public (trad. Marc de Launay, Payot, 1978), Habermas définissait le « principe de Publicité » comme le « contrôle que le public bourgeois a opposé au pouvoir pour mettre un terme à la pratique du secret propre à l’État absolu ». La différence des langues crée ici une difficulté : l’allemand Bürger peut se traduire aussi bien par « bourgeois » (au sens social) que par « citoyen » (au sens politique) ; le traducteur doit choisir et, ce faisant, il supprime une ambiguïté qui contribue à la richesse du texte de Habermas.
Trois décennies plus tard, celui-ci révisait son analyse pour envisager un « dédoublement de l’espace public tel que le pouvoir communicationnel puisse influencer le pouvoir administratif et s’opposer à la manipulation par les médias ». Après trois nouvelles décennies, le paysage de l’espace public a encore changé. L’enjeu n’est plus principalement du côté des médias de masse. Ce sont désormais les réseaux sociaux qui apparaissent comme l’espace public par excellence, avec pour conséquence un effacement de la séparation entre le public et le privé. La parole publique peut désormais venir de n’importe qui, n’importe quand, sans le moindre contrôle d’autorité ou de rationalité. La conséquence en est le phénomène douloureux et abondamment commenté sous le nom de « vérité alternative » liée au complotisme. En d’autres termes, un irrationalisme agressif. Du temps du pouvoir médiatique, les diverses autorités politiques ne pouvaient se permettre de tenir des propos dénués de tout rapport avec la réalité. Il fallait au moins respecter une certaine vraisemblance. Il n’est pas difficile de mesurer la menace que fait peser sur la démocratie le subjectivisme débridé que favorise l’emprise des réseaux sociaux. Une des manifestations en est l’essor politique de mouvements extrémistes susceptibles de prendre une forme belliciste. La difficulté est de trouver, sinon un remède, du moins une parade. Telle est la tâche que s’assigne ici Habermas, une tâche dont on ne peut contester ni la portée politique ni l’actualité.
Son livre regroupe trois textes d’inégale importance. Les deux premiers ont déjà été publiés dans le cadre de volumes d’entretiens. Ils tendent à expliciter le concept de « politique délibérative », étroitement lié à celui d’espace public : il s’agit toujours de déterminer la manière dont peuvent se former les opinions dans un cadre démocratique. L’approche habermassienne conserve quelque chose de déroutant pour qui suit de très près l’actualité politique, en tant qu’élu ou en observateur attentif : notre philosophe donne l’impression de s’être enfermé dans une vision abstraite de la politique sans se préoccuper de la manière dont fonctionne, en pratique, la démocratie parlementaire. Comment penser la « démocratie délibérative » sans examiner le mode d’élaboration des lois, entre instances de concertation, évaluation juridique, débats à l’intérieur des grands partis politiques puis entre parlementaires et face au gouvernement ? Ce refus de reconnaître sa rationalité au fonctionnement politique s’explique par le fait que Habermas considère la démocratie seulement du côté de l’isoloir, pour envisager la manière dont se forme l’opinion publique. C’est pourquoi son approche est plus sociologique que proprement politique.
Lorsqu’il examine les conséquences sociopolitiques de la puissance des réseaux sociaux depuis le début de ce siècle, Habermas n’envisage pas que le politique puisse contrebalancer sainement les emballements populistes par la simple force de ses institutions, et il ne l’envisage pas parce que l’État reste perçu comme un adversaire. Révélatrice de cette attitude est une phrase comme « les Parlementaires décident entre eux », comme si leur décision, prise dans le cadre de discussions réglées par les normes constitutionnelles, ne pouvait pas être rationnelle. Après quoi, reste à s’interroger sur la manière dont les gatekeepers peuvent superviser le throughput !
Avant d’être méthodologique, ce choix hostile aux politiques relève d’un engagement philosophique inspiré par le mouvement Jeune hégélien du Vormärz, c’est-à-dire des années qui ont précédé le printemps révolutionnaire de 1848. Un des thèmes caractéristiques de ce mouvement peut être résumé dans la notion de « sécularisation » qu’explicitait bien Moses Hess écrivant en 1844 que « l’Église moderne, c’est l’État chrétien. […] L’État moderne « libéral », c’est l’Église moderne, comme la philosophie est la religion moderne ». Dans la monumentale Histoire de la philosophie dont paraît la traduction du second tome, Habermas développe et explicite ce rapprochement de la foi et du savoir, et ce livre se clôt sur un long chapitre intitulé « La contemporanéité des Jeunes hégéliens et les problèmes de la pensée postmétaphysique ». Le petit livre sur Espace public et démocratie délibérative apparaît ainsi comme une illustration concrète et d’actualité immédiate des longues analyses théoriques d’Une histoire de la philosophie.
Le second volume de ce grand œuvre poursuit l’analyse des relations entre foi et savoir. Lorsque a été traduit le premier, nous en avons vu l’immensité du projet : retracer le passage de conceptions religieuses archaïques à une rationalité philosophique dont la dogmatique chrétienne a pu utiliser les concepts. C’était quasiment commencer à la préhistoire de l’humanité. Le second tome ne se présente pas comme un autre volet mais comme une suite continue : on passe du chapitre VI au chapitre VII, du Moyen Âge à Luther. Le propos change toutefois du simple fait de cette coupure historique : on entre dans le champ de la philosophie telle qu’elle s’est trouvée élaborée à partir de la Réformation. Du coup, le regard rétrospectif sur le premier tome est modifié : ce qui commençait par une approche universaliste extrêmement large apparaît désormais comme une préparation à ce qui s’est pensé en allemand entre Luther et les Jeunes hégéliens. Il est peut-être préférable, en effet, de cerner plus étroitement la grande affaire que l’on ne peut manquer d’imaginer être cette impressionnante « postmétaphysique » pensée dans des termes plus proches des « sciences humaines » que de la méditation heideggérienne.
Ces deux livres se complètent donc admirablement, chacun donnant à comprendre à sa manière ce qu’il en est de la démarche d’un des grands penseurs allemands de notre temps, ce qui la fonde et ce sur quoi elle ouvre.