Ressources intérieures

N’être personne, de Gaëlle Obiégly et Une petite fenêtre d’or, de Mireille Gansel, sont deux livres inclassables, très différents mais chacun en quête de sens : écrire, pour qui, pour quoi ?


Gaëlle Obiégly, N’être personne. Verticales, 314 p., 22 €

Mireille Gansel, Une petite fenêtre d’or. La Coopérative, 192 p., 19 €


Dans le livre de Gaëlle Obiégly, une femme se retrouve enfermée un week-end d’été dans les toilettes sur son lieu de travail. Contre l’isolement et l’obscurité, elle écrit. Son travail d’hôtesse consiste à n’être personne, une sorte de sentinelle effacée. Tel un calendrier perpétuel, elle égrène les dates sans année, mêlant souvenirs, rêves, considérations intemporelles. Elle apparaît surtout en creux, en marge des portraits des autres : membres de la famille, amis, anonymes marquants. Depuis le non-lieu où elle semble oubliée, elle évoque beaucoup de lieux, la Beauce de son enfance, Paris, New York, mais aussi l’Autriche, l’Italie, la Turquie. Elle s’intéresse à ceux qui ne sont pas toujours considérés comme des personnes : les enfants, les fous, les étrangers, les vieux. Elle se met dans leur peau ; n’être personne, c’est d’une certaine manière être tout le monde.

Cette personne qui écrit se méfie pourtant du langage, questionne les limites de l’humain : quel statut par rapport à la machine ? à l’animal ? Quelle place pour l’art ? Les lieux et les œuvres d’art qu’elle mentionne interrogent toujours le rapport de l’homme au monde : Bruegel réduit Icare à deux petites jambes dans l’eau, Bernini sculpte une Daphné qui tient autant de l’arbuste que de la femme. Lichtenstein vaut moins pour ses œuvres que pour l’effet qu’elles ont sur les gens. Au musée du Louvre, elle s’intéresse davantage à un homme handicapé qu’aux œuvres exposées. Dans le même esprit, elle manifeste un goût pour des écrivains proches de la folie : Antonin Artaud, Unica Zürn, Robert Walser. Des écrivains dont la vie est aussi tourmentée que l’œuvre, si bien qu’elle s’identifie plus volontiers à Rimbaud qu’à Proust.

Gaëlle Obiégly, N’être personne, Verticales

Gaëlle Obiégly © Francesca Mantovani

Une fois l’œuvre achevée, le rouleau de papier terminé, elle ne semble plus rien attendre de l’existence, pas même la délivrance que pourrait représenter la sortie du lieu de confinement. Est-ce à dire que la vie s’arrête quand on n’a plus rien à dire ? Ou bien que la vie intérieure, le film ou le récit qu’on se fait tous dans certains moments, permet de tenir face aux situations difficiles ? N’être personne joue avec le rêve d’une vie qu’on peinerait à dissocier de l’œuvre.

Ce qui intéresse Gaëlle Obiégly est la pensée en train de se faire, d’où le choix d’écrire au présent, d’où l’image récurrente des volutes, impalpables et mouvantes. L’écriture ne cherche pas à informer, ni à convaincre. « L’écriture, elle, se produit dans le vide, les ténèbres, dans la maison, les embouteillages, au quotidien. Chaque phrase est une facette taillée dans une pierre informe. À la fin, on n’en saura pas plus sur la pierre. »

Le livre de Mireille Gansel est une collection de fragments, poèmes traduits, lettres, extraits de préfaces. Il emmène le lecteur sur tous les continents, suit des gens sans pays ou sans maison. Exils, guerres, prisons, camps sont évoqués mais toujours leur est opposé quelque chose qui éclaire la nuit et réchauffe le cœur : un son, une image, un sourire, un mot, quelque chose qui peut traverser l’espace et le temps. Le mot, à défaut d’être universel, peut être traduit – rappelons que Mireille Gansel est traductrice.

Elle livre ainsi un extrait des lettres de Rosa Luxemburg : « Il y a maintenant un an que Karl [Liebknecht] est en prison. […] Et c’est mon troisième Noël derrière les barreaux. […] Je vous apporte toutes les joies bien réelles que peuvent percevoir nos sens. Je voudrais vous donner la clef enchantée de mon inépuisable sérénité intérieure, dont le secret n’est rien d’autre que la vie même et être assurée que vous traversez la vie dans un manteau constellé d’étoiles, qui vous protège de tout ce qui est petit, trivial et angoissant ». Et Mireille Gansel de conclure : « la capacité d’émerveille : comme résistance opposée à la barbarie ».

Mireille Gansel, Une petite fenêtre d’or, La Coopérative

Ce qui est vrai pour Rosa Luxemburg en prison est vrai pour les Tziganes relégués dans des terres inhospitalières de l’Europe, pour les survivants des guerres d’Indochine et du Vietnam, pour les réfugiés du Sud Soudan. Tous tiennent dans l’adversité grâce à des choses simples et belles, celles qui résonnent en tous ceux qui n’ont pas renoncé, quel que soit leur âge, leur sexe, leur lieu de naissance : une flamme, une lettre… La lettre est très présente dans le livre, avec sa forme de petite maison et sa capacité à traverser l’espace et le temps.

Ce livre est un trésor : on peut l’ouvrir au hasard, chaque page livre quelque chose de précieux, procure une émotion qui redonne foi en la vie. Dans un ouvrage collectif sur la lecture intitulé Stop What You’re Doing and Read This !, Carmen Callil, la fondatrice des éditions Virago, a comparé le livre (sur papier) à un jardin, à une bouillote même ; Une petite fenêtre d’or fait ce genre d’effet, le lecteur s’y arrête volontiers et y trouve quelque chose de réconfortant.

Pourquoi rapprocher ces deux livres ? Parce qu’ils tiennent tous les deux du patchwork et examinent chaque chose avec la minutie grave d’un enfant qui tourne et retourne un objet. Avec cette différence que l’enfant n’examine pas ainsi sa propre pensée ; l’adulte si, a fortiori l’écrivain. Elles partagent également un rapport singulier à la langue et au territoire : « Un autre type est venu parler avec moi. Dans sa langue anglaise de partout, il a demandé : tu es d’où toi ? J’ai répondu dans mon français : de France. C’est où, il m’a demandé après. Il a fallu que je réfléchisse avant d’amorcer une phrase. […] Notre présence est trouée, la France d’où nous sommes, ce sont des îles qui n’apparaissent pas sur les cartes. À un moment, dire nous n’a pu désigner seulement mon frère et moi. Une multitude de sujets se sont ajoutés. J’aimerais bien repérer le moment de bascule. Sans doute quitter la plaine a élargi mon horizon. En ville, on dit un nous qui n’est pas que familial. Jadis, nous, c’est moi et le frère, mais là dans les grandes villes c’est plus flou. Jusqu’à ce qu’on nous sépare il n’y avait pas de pays. […] Mon pays, c’est là où je suis même quand je n’y suis pas. Ces Anglais de la famille d’accueil m’ont dit : nous, c’est l’Inde », écrit Obiégly. Son personnage ne parle pas que le français, mais c’est sa langue maternelle ; elle utilise essentiellement le pronom « je », les catégories de la langue tentent de refléter des catégories du monde et pour autant son « nous » ne reflète pas la France, mot qui n’a pas l’évidence d’une carte quand il s’agit de définir ce qu’est son pays.

Pour Mireille Gansel, étant donné son activité de traductrice, la question de la langue est nécessairement différente ; d’ailleurs, elle utilise « je » dans les lettres et, le reste du temps, privilégie la deuxième ou la troisième personne. Cet extrait intitulé « ta langue natale » donne un aperçu de ce que Mireille Gansel appelle, au-delà des parlers, la « langue d’âme » : « et voilà que nous passons le pont du Rhône où souffle et siffle le vent glacial qui descend le fleuve depuis les montagnes chemin faisant bien emmitouflé tu chantonnes on dit que tu possèdes la clef des sons de toutes les langues du monde tandis que sur ton rythme à toi petite horloge de ton souffle des battements de ton cœur tu modules ton parler d’avant les mots ta langue natale où tu nais à toi-même et viens au monde et aux autres d’avoir été entendu en miroir d’âme. Peut-être un jour bien plus tard en retrouveras-tu des traces dans telle ou telle langue du monde et tu les reconnaîtras mystérieusement ».

La littérature à la croisée des chemins entre philosophie et poésie.

À la Une du n° 27