Juifs est-allemands : un héritage culturel

Les Juifs est-allemands auraient-ils été des « idiots utiles », comme on l’a souvent dit ? Pourquoi revient-on en effet dans un pays qu’on a dû fuir, un pays où vos parents ont été persécutés, assassinés ? On trouvera la réponse dans les Mémoires d’Ursula et Hans Herzberg que leur fils aîné, l’essayiste (est-)berlinois Wolfgang Herzberg, né en 1944 pendant l’exil de ses parents en Grande-Bretagne, a intégrés dans les siens et qu’il publie aujourd’hui. Une autobiographie controversée qui devrait rappeler aux historiens qui boudent le genre la force des récits de vie.


Wolfgang Herzberg, Jüdisch & Links. Erinnerungen  zum Kulturerbe der DDR (1921-2021) [1]. Vergangenheitsverlag, 500 p., 24 €


L’enfant a quatre ans. Au fond de l’appartement, un bébé pleure. L’enfant se lève, cherche l’interrupteur. Pieds nus et tremblant de froid, il traverse dans le noir le couloir qui mène à la chambre des parents où sa petite sœur crie. Il cherche à tâtons des allumettes et une bougie. Donne au bébé un biberon et le change. Puis il se couche à côté de la petite sœur dans le lit des parents et attend leur retour. Il ne s’endormira que lorsqu’ils rentreront. D’une réunion du Parti, vraisemblablement.

Les parents, Ursula et Hans Herzberg, tous deux nés en 1921, sont depuis peu de retour en Allemagne. Ils ont choisi d’y vivre dans la partie occupée par les Soviétiques. Lorsqu’ils étaient adolescents, elle à Berlin, lui à Hanovre, leurs parents respectifs avaient réussi à les envoyer en Angleterre. Si la famille de Hans était parvenue à quitter à temps l’Allemagne nazie, la mère d’Ursula, elle, fut déportée et mourut à Auschwitz.

Jüdisch & Links, de Wolfgang Herzberg : retour à Berlin

Arrivés en Angleterre en 1939, Hans et Ursula l’ont quittée ensemble en 1947. Ils se sont rencontrés dans le mouvement de jeunesse des réfugiés allemands qu’encadrait le Parti communiste allemand (KPD). La foi, ils l’avaient déjà perdue l’un et l’autre, de même qu’ils n’avaient jamais été sionistes dans leur jeunesse. Leur prise de conscience politique eut lieu dans l’exil. Les communistes, c’étaient ceux qui avaient combattu le nazisme et l’antisémitisme. Ce serait leur parti. Ils se marieront très jeunes, auront tout de suite un enfant. Vite, ne plus être seul, reconstituer une famille. Après la guerre, la famille de Hans, installée en Afrique du Sud, le retrouvera. Elle leur propose de les rejoindre, mais aller dans un pays où l’enfant serait élevé par des domestiques noirs dans une maison avec piscine, hors de question ! Plutôt aller construire le socialisme dans une Allemagne en ruines !

L’arrivée à Berlin ne répondra pas à leurs espérances. Sur ce sujet, comme sur les autres, Ursula parlera davantage que Hans de ses déceptions successives, de même que de ses sentiments à l’égard de ces gens qu’elle va devoir côtoyer et qui, tous, ont pu être des nazis. Elle va suivre une formation de juriste. Il s’agit de remplacer au plus vite les cadres hitlériens qui siégeaient sous la justice du IIIe Reich. Devenue procureure, Ursula se sent utile. Les hommes vont changer dans cette Allemagne où sont jetées les bases du socialisme, elle en est sûre.

Grâce à sa connaissance de l’anglais, Hans obtiendra quant à lui un travail comme journaliste dans la station Radio Berlin International, un lieu où se retrouveront de nombreux rémigrés, comme on nomme ceux qui sont rentrés de l’exil. Il exercera son métier, fidèle à la ligne jusqu’au bout et jusqu’à sa retraite. Hans a moins d’états d’âme qu’Ursula.

L’enfant a huit ans. Il comprend qu’il vient de se passer quelque chose. Son père a un comportement étrange. Staline est mort. À l’école, un camarade de classe dit : « Un salaud de moins ! » L’enfant va le rapporter à la maitresse. Le camarade est chassé de l’école. Trois mois plus tard, le 17 juin 1953, les travailleurs descendent dans la rue. Ils protestent contre l’élévation des normes de travail et demandent la démission des membres du gouvernement. Certains exigent qu’on les pende, sans doute avec l’aide des provocateurs expédiés de l’Ouest, mais le danger est réel. Pour les rémigrés, les masses dans la rue réveillent le souvenir de celles qui, peu d’années auparavant, acclamaient Hitler. Ursula s’enferme avec les enfants dans l’appartement. Elle a peur. Elle n’est rassurée que lorsque les tanks soviétiques arrivent. Ils entrent dans Berlin en passant par Weissensee, quartier où ils habitent. L’enfant sort pour les saluer. Ce sont des sauveurs.

Jüdisch & Links, de Wolfgang Herzberg : retour à Berlin

Des fleurs sont remises aux soldats soviétiques après la répression de l’insurrection des 16-17 juin 1953 (1er juillet 1953) © Bundesarchiv, Bild 183-20153-0001 / CC-BY-SA 3.0

Il a neuf ou dix ans quand il apprend qu’il est juif. À l’école, une petite fille lui dit qu’elle n’a plus le droit de jouer avec lui parce qu’il est juif. Mais c’est un peu plus tard, au camp de pionniers, qu’il le comprendra pour ainsi dire dans sa chair : soudain, un groupe de garçons l’entoure, ils le culbutent sous la tente sur un lit de camp et lui baissent le pantalon et la culotte. Armés d’une lampe de poche, ils lui écartent les jambes. Cinq ou six gamins se penchent sur lui et rigolent en voyant un pénis circoncis. Il ira se plaindre, les assaillants devront plier bagages et quitter le camp. Mais ils seront là à l’attendre à la rentrée, après les vacances. Ils vont lui apprendre ce que c’est que de dénoncer ! L’école devra organiser une escorte pour le protéger, avec des « grands », des costauds, dont il se rappelle encore soixante ans plus tard les noms.

Est-ce le divorce de ses parents lorsqu’il a quatorze ans qui lui fera comprendre que ce n’est pas seulement le paradis familial qui n’existe plus mais que tout n’est pas parfait dans celui du socialisme ? Hans a quitté son épouse et leurs trois enfants pour une femme qui a été membre de l’organisation de jeunesse nazie, le Bund der deutschen Mädel. Une double blessure pour Ursula qui interdira à ses enfants de la rencontrer. Hans les emmènera au musée, au restaurant, paiera sa pension sans barguigner. Il sera envoyé travailler un an en usine pour « se racheter dans la production ». On ne détruit pas un foyer impunément. Le Parti comme instance morale s’immisce dans la vie privée. Hans reprendra ses fonctions comme si de rien n’était. Son poste à la Radio l’attendait.

À l’adolescence, Wolfgang s’en sort plus ou moins bien à l’école. Plutôt mal que bien, en réalité. Il avoue qu’il aurait dû probablement redoubler si plusieurs enseignants n’avaient pas été bien disposés à l’égard des élèves d’origine juive… Il n’a aucun souci à se faire, il sait qu’il pourra, pour cette raison, aller à l’université comme tous les enfants d’antifascistes et de victimes du nazisme ou encore comme les enfants de paysans et d’ouvriers – et contrairement aux enfants d’intellectuels et de pasteurs. Pour les études, il hésite entre l’art et la science, se décidera finalement pour les « Études culturelles » qui permettent de réunir en quelque sorte les deux.

Une fois le père dogmatique parti de la maison, l’esprit critique du fils aîné s’est éveillé et, même s’il ne fut pas encouragé par sa mère, elle ne l’aura pas freiné non plus. Elle aussi a des doutes. Non sur le projet socialiste lui-même, mais sur sa mise en pratique. De toute façon, rivée à sa machine à écrire dans le halo de fumée de ses cigarettes Cabinet, elle est, comme toute mère qui élève seule trois enfants, un peu dépassée. Les amis de Wolfgang sont pour la plupart des filles et des enfants de rémigrés. La rencontre avec le chanteur contestataire Wolf Biermann l’encourage dans la voie de la critique du régime et de la société petite-bourgeoise et bornée qu’est devenue l’Allemagne communiste.

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À Leipzig, en 1968 © Bundesarchiv, Bild 183-G0301-0001-009 / CC-BY-SA 3.0

Biermann fut son ami et son modèle, mais, contrairement à lui, resté à l’Ouest à l’issue d’un concert donné à Cologne en 1976, Wolfgang n’aurait jamais déserté la RDA. Sans doute envisage-t-il un moment d’entrer au Parti. Finalement, il décide qu’on est plus libre à l’abri de son centralisme antidémocratique pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore du socialisme. Avec, par exemple, des textes et des poèmes frondeurs mis en musique par son jeune frère, André, devenu chanteur de rock du groupe Pankow, des textes insolents d’où émane une critique sous-jacente qui frôle la subversion, mais reste attachée à l’idéal.

De fait, c’est surtout la monotonie du quotidien qui est visée. Moins directement politique que Biermann, Wolfgang possédait un réel talent pour restituer, avec ironie et humour, une atmosphère qui n’était pas forcément triste. Tout en effet n’était pas uniformément gris derrière le Mur, tant s’en faut ! Les nuits érotiques d’« Inge Pawelczik » dans la maison de l’arrière-cour le prouvent. Si la chanson fut interdite, ce ne fut pas, comme on le crut, en raison de la pruderie des dirigeants mais, comme le dossier de la Stasi devait le révéler plus tard, parce que ce nom trouvé au hasard dans l’annuaire du téléphone n’était autre que celui d’une directrice d’école qui s’en était plainte en haut lieu ! Autant d’œuvres, entre chansons à texte et poésie, qu’on devrait mettre au programme de l’étude de la société est-allemande tant elles la reflètent.

À l’université, ses maîtres à penser ne sont pas des moindres. Ainsi Wolfgang Heise, seul philosophe de RDA qui aurait pu discuter avec Jürgen Habermas si la Stasi ne lui avait pas interdit de répondre à toute invitation à l’Ouest. Les études de Wolfgang Herzberg n’aboutiront pas à l’obtention d’un quelconque diplôme, mais elles ne seront pas étrangères à ce qui restera l’apport de Herzberg à l’histoire culturelle de la RDA : la Dokumentarliteratur, avec la pratique de l’histoire orale.

Grâce à un travail comme animateur culturel à l’usine de Berliner Glühlampenwerk où il atterrit après avoir couru en vain après une thèse, il a l’idée de mener des entretiens avec les ouvriers de l’entreprise à la retraite sur leur trajectoire professionnelle, mais aussi sur leur vie, laquelle avait commencé bien avant la période du nazisme. C’était une façon d’évoquer autre chose que la belle histoire lisse du mouvement ouvrier allemand et des héros antifascistes de la lutte contre le IIIe Reich. À travers ces récits, il était possible de relier le privé et le politique. Du recours à l’histoire orale résulteront plusieurs ouvrages. Les années 1980 auront été, écrira-t-il, les plus productives de sa vie.

Jüdisch & Links, de Wolfgang Herzberg : retour à Berlin

Deux membres de la Brigade « Lunochod » dans l’usine de la Berliner Glühlampenwerk © Bundesarchiv, Bild 183-T0831-0023 / Zimmermann, Peter / CC-BY-SA 3.0

Il ne restera cependant pas longtemps animateur du club ouvrier. D’abord parce que, au grand dam du secrétaire du Parti, il a décroché et remplacé par des posters de John Lennon et Che Guevara le portrait du chef de l’État, Erich Honecker. Plus grave encore, il a porté devant un tribunal un cas d’injustice et obtenu gain de cause contre le secrétaire du Parti. Ce dernier aura alors cette phrase historique : « Qui a le pouvoir ici, la classe ouvrière ou la justice ? »

Dans la plupart des familles de rémigrés, la nouvelle génération ne va pas tarder à s’opposer aux parents et à critiquer l’écart entre la réalité et la promesse d’un avenir radieux. Le traditionnel conflit de génération est ici doublé d’un conflit politique majeur. Les relations de Wolfgang avec son père s’aggravent. Au cours de l’été 1968, peu après que les chars soviétiques sont entrés à Prague, il crie à la face de son père : « On devrait tous vous balancer ! » Fou de rage, Hans saisit une chaise et la brise sous les yeux de son fils. Quelque dix ans plus tard, alors qu’il rentre en voiture avec son père d’un festival du film documentaire à Leipzig, Wolfgang ne cesse d’égrener tous les maux du régime. C’est la nuit, il pleut et il neige, la visibilité est pratiquement nulle. Le père doit se concentrer sur la route. À ses côtés, son fils éructe ses reproches, l’accuse de se rendre coupable de propagande à Radio Berlin International, le somme de répondre. Le nez collé au pare-brise, Hans se tait, affairé à scruter le brouillard. Ce sera ensuite le silence jusqu’à Berlin et une portière claquée en guise d’au-revoir.

L’incorporation de la RDA dans la RFA, on s’en doute, ne pouvait satisfaire les espoirs d’avenir meilleur de Wolfgang. Il constate que ceux qui étaient le mieux adaptés à l’ancien régime s’accommodent très vite du nouveau. Lui-même restera un esprit critique. Jamais d’accord, jamais à sa place. Un passage au sein de l’institut d’histoire Zentrum für Zeithistorische Forschung (ZZF) à Potsdam lui laisse un goût amer : les historiens de l’Ouest accourus à l’Est n’avaient aucune envie de dialoguer avec leurs collègues de l’Est. Au contraire : ils allaient leur apprendre ce qu’ils avaient vécu…

Herzberg ne restera pas inactif, il mènera encore des entretiens et publiera plusieurs livres qui, en dehors de l’entretien célèbre avec Erich Honecker réalisé à l’automne 1989 (Der Sturz [La chute], mit Reinhold Andert, 1990), auront une réception marginale.

Jüdisch & Links, de Wolfgang Herzberg : retour à Berlin

Une question va le tarauder au point d’écrire ce dernier livre : ses parents auraient-ils vécu quarante ans pour rien ? « Des années après le tournant [la chute du Mur], écrit Ursula, je fus dévastée, persuadée de n’avoir vécu pour rien les 40 années de la RDA. » La disparition de la RDA, le renouveau du nationalisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme, devaient, vers la fin de sa vie, conduire Ursula, qui vécut jusqu’en 2008, à retrouver son identité juive. « Heinrich Heine, devait-elle dire, m’était plus proche que Goethe. » La fin du système communiste frappera plus durement encore Hans. « 1989 fut un traumatisme », dira-t-il. C’est à peine s’il concèdera des erreurs. Il dira rester fier de sa contribution à l’édification de cet État qui a disparu. Ni Ursula ni Hans ne remettront en cause l’idéal de leur jeunesse.

Est-ce pour sauver cet idéal que leur fils consacrera tout un chapitre de son livre à l’apport des rémigrés juifs à l’héritage culturel de la RDA ? Pas seulement : lui-même reste convaincu par l’analyse marxiste, mais les jugements, tantôt condescendants, tantôt accusateurs, portés à l’Ouest par des ignorants sur les Juifs de RDA le blessent. Il fait alors un tour d’horizon des intellectuels est-allemands d’origine juive dont l’œuvre compte, comme Anna Seghers, Arnold Zweig, Stefan Heym et bien d’autres (on est d’ailleurs étonné du nombre qu’atteint son recensement), dans les domaines les plus variés.

Jüdisch & Links est une pièce à mettre au dossier de l’apport des Juifs à l’héritage culturel de la RDA ; mais, avec des noms comme ceux de Brecht et les héritiers spirituels des rémigrés, juifs et non juifs, que furent Christa Wolf et Heiner Müller, pour ne citer qu’eux, il conviendrait de parler plus largement de l’apport des intellectuels de la RDA à la culture allemande du siècle dernier.


  1. « Juif et de gauche. L’héritage culturel de la RDA (1921-2021) ».

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