Des voix contre le chaos

Dans deux styles on ne peut plus différents, Marie-Claire Blais et Kae Tempest créent une pluralité de voix et d’existences pour mieux montrer ce qui les relie entre elles, ce qui les relie au monde et aux lecteurs, par-delà les années. Marie-Claire Blais est une autrice québécoise décédée en 2021, connue pour Une saison dans la vie d’Emmanuel (Prix Médicis 1966) et un cycle de dix romans parus entre 1995 et 2018, Soifs. Un cœur habité de mille voix est son dernier roman paru en France : autour de René, transsexuel nonagénaire, gravite une constellation de personnages féminins, parfois déjà croisées dans d’autres romans. Cinq ans après la parution en français du premier recueil poétique de Tempest, Les nouveaux anciens, le tandem Louise Bartlett et D’ de Kabal signe la traduction de Let Them Eat Chaos, qui est un recueil poétique mais aussi un album. Ce long poème réunit sept personnes par une nuit de tempête à Londres, la ville où a grandi Kae Tempest.


Marie-Claire Blais, Un cœur habité de mille voix. Seuil, 320 p., 21 €

Kae Tempest, Let Them Eat Chaos/Qu’on leur donne le chaos. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Louise Bartlett et D’ de Kabal. L’Arche, 160 p., 17,50 €


Le roman de Marie-Claire Blais commence, comme la journée de René, avec le Stabat Mater de Pergolèse. Comment décrire une telle œuvre musicale et son interprétation ? Une des longues phrases de Marie-Claire Blais déroule sa souplesse pour tenter d’en restituer l’écoute : « cette union des voix du contre-ténor et de la contralto, l’imperfection, l’inachèvement de cette union des deux voix était sa beauté, d’où s’enchevêtraient le masculin, le féminin dans de surprenants croisements de sons, de cris d’allégresse, et soudain de profondes plaintes, pensait René, parfois l’homme qui chantait avait la voix d’une femme, parfois la chanteuse contralto empruntait la voix d’un homme, avec des sons plus souterrains et soutenus, René écoutait, son âme s’exaltait ».

Marie-Claire Blais, Kae Tempest : des voix contre le chaos

« Untitled » © CC2.0/Rookuzz/Flickr

René a longtemps chanté dans les bars en s’accompagnant au piano et demeure mélomane ; l’ambiguïté de genre fait écho à son identité mais n’est pas la seule raison de ce choix. « René n’entendait plus que la voix du contre-ténor et son envoûtante supplication à Dieu, c’était pourtant si charnel qu’elle en avait les larmes aux yeux, se disant qu’elle écoutait les voix de ses amours, les voix mêmes d’irréconciliables amours de tous ces pauvres humains si incompris les uns des autres, les uns avec les autres, et, qu’on le veuille ou non, ils ne formaient tous, comme dans cette musique de duo de Pergolèse, qu’un seul chœur d’une infinie disparité, et c’est ce qu’exprimaient dans leur splendeur cet homme, cette femme, ces virtuoses de la voix qu’elle écoutait, pensait René. » Le « chœur d’une infinie disparité » correspond, par homophonie et plus encore, au « cœur habité de mille voix » du titre. C’est aussi un signe avant-coureur du duo créé par Anne-Sophie dite Doudouline pour sa comédie musicale, car la création artistique féminine est au cœur d’un roman dont les protagonistes incluent une compositrice, une peintre, une poétesse, une actrice.

Dans ce récit se croisent de nombreux personnages qui peuplent la mémoire de René. Comme dans Mrs Dalloway, tout se déroule en une journée, depuis le lever et les soins prodigués par l’infirmière, jusqu’à une soirée de fête où les amies de René lui rendent visite. C’est une mémoire largement collective où les femmes sont partout, dans les usines, dans les asiles et les maisons de retraite, dans les hôpitaux et les services d’urgence (patientes comme soignantes), mais aussi dans l’architecture, la philosophie… Le roman s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Blais, qui non seulement met en scène des personnages de femmes dans un milieu d’hommes (une révérende dans le roman Dans la foudre et la lumière) mais évoque aussi la solitude d’une pionnière comme Marie Curie (Une réunion près de la mer) et dans le présent livre les artistes femmes dont la création souffre de leur vie d’épouse et de mère, à l’image de Clara Schumann. Plusieurs femmes ont des noms masculins (Johnie, Gérard) ou des surnoms (Polydor, L’Abeille, Little Brother) car ici la sexualité est fluide. René lui-même, né femme mais bien « re-né » homme, défend de longue date les droits des homosexuels et transsexuels. Il a participé aux émeutes de Stonewall de 1969, événement fondateur des luttes LGBTQ+, connu les années sida, milité pour le mariage homosexuel ; désormais trop faible pour aller manifester, il encourage son entourage à participer au rassemblement contre Donald Trump en 2017.

Marie-Claire Blais a passé les dernières décennies de sa vie en Floride et peut à ce titre offrir un témoignage de première main sur l’Amérique de Trump, d’où le titre de cet essai paru en 2019 : De l’intérieur de la menace. Trump, évoqué dans Un cœur habité de mille voix sous le surnom de « Grand Démolisseur » ou de « Monsieur de la fin du monde », incarne tout ce qui révulse l’autrice : la xénophobie, la misogynie, la toute-puissance de l’argent, le mépris des vies humaines. C’est le triomphe d’un Moi hypertrophié qui rejette ou assujettit l’Autre sous toutes ses formes, pour sa nationalité, sa couleur de peau, son orientation sexuelle, ses convictions ou tout simplement (y compris dans le cas d’espèces et d’espaces naturels menacés) parce que sa présence contrecarre ses projets. Une politique migratoire qui peut faire penser à certains épisodes peu glorieux de l’histoire américaine, comme l’internement des Japonais dans des camps pendant la Seconde Guerre mondiale : « Le grand acteur activiste George Takei […] n’avait que cinq ans lorsque toute sa famille fut envoyée dans ces camps d’internement, il avoue avec tristesse qu’il y a similitude entre ces cruautés d’autrefois et ces sadiques inventions de l’administration Trump, similitudes dans les privations, et l’attitude correctionnelle et punitive ». Ce texte, qui a pu sembler alarmiste lors de sa parution, a été écrit avant les émeutes du Capitole et témoigne d’une sensibilité qui place le vivre ensemble au cœur des préoccupations, y compris politiques.

Marie-Claire Blais, Kae Tempest : des voix contre le chaos

Marie-Claire Blais © D. R.

De la même manière que Soifs embrasse largement les questions qui agitent les sociétés (l’états-unienne et les autres) de la fin du XXe et du début du XXIe siècle telles que la peine de mort, l’épidémie de sida, la lutte contre les discriminations, Un cœur habité de mille voix soulève la question de la place accordée aux migrants, aux femmes et à l’environnement dans le monde actuel. Marie-Claire Blais, qui a vécu à Key West, a pu constater les effets du dérèglement climatique; elle l’évoque dans son essai et dans le roman, où une jeune Californienne fait cet amer constat : « Alizia écrivait à Johnie qu’elle avait peur, elle était si fière d’être venue au monde dans un paradis californien promettant toutes les évolutions et révolutions, une terre prête à un avenir nouveau, écrivait-elle, et soudain les portes de ce paradis se refermaient sur le feu, l’incendie de ses plus verdoyantes forêts et la splendeur de ses animaux sauvages. » À l’image du personnage de Louise qui a survécu à un cancer du sein et qui recueille des témoignages de femmes atteintes d’un cancer, Marie-Claire Blais livre des récits qui s’entrecroisent et font écho à sa propre expérience. Si la diversité des personnages permet d’embrasser l’espace et le temps, c’est le lien qui les unit qui est mis en avant grâce à un souffle narratif qui passe habilement, « sans couture » (comme le dit la langue anglaise), de l’un à l’autre.

L’androgyne Kae Tempest pourrait être un personnage de Marie-Claire Blais. Dans les pages autobiographiques de son essai Connexion, écrit en 2020 et traduit par Madeleine Nazalik en 2021 (L’Olivier), on lit : « En ce temps-là je voyais les choses autrement. J’étais paumée. Je dormais dans les cimetières avec mon meilleur pote qui carburait à l’héro, ou je montais sans me faire prier dans la voiture d’un type de cinquante balais, un inconnu qui me payait de la bière et des clopes pour que je le laisse me tripoter. Les journées se ressemblaient toutes : trouver du fric et finir défoncée. » En ce temps-là, Kae Tempest était encore Kate. On pense au personnage de Gérard dans Un cœur habité de mille voix : « Gérard, ces confidences à Johnie, je voulais ma coke gratuite, n’ayant plus d’argent, cette nuit-là, dans la souffrance aiguë du manque, je leur ai dit, ils étaient deux pushers de vingt ans, je peux payer de mon corps, chacun votre tour, et ils ont fait ce qu’ils voulaient ».

Tempest, présence incontournable de la scène littéraire et musicale britannique d’aujourd’hui, a aussi pour habitude de faire se croiser des personnages très divers (artistes, junkies, soignants épuisés par le travail de nuit) dans Les nouveaux anciens comme dans son roman Écoute la ville tomber, écrit la même année que Let Them Eat Chaos. C’est le même portrait d’une ville, Londres, de plus en plus accaparée par des nantis et inaccessible aux plus pauvres, des quartiers entiers devenus méconnaissables en l’espace d’une génération. Le titre anglais, « Let them eat chaos », imite la version anglaise de la phrase attribuée à Marie-Antoinette (« Qu’ils mangent de la brioche ! »), « Let them eat cake » ; l’indifférence aux inégalités sociales rejoint ici l’indifférence aux soubresauts d’un climat détraqué qui éventre ses nuages sur une nuit londonienne. Sept personnes, sept anonymes réunis en une pléiade éphémère par cette tempête, sortent pour un instant de leur angoisse et de leur torpeur. Tempest s’inspire de la formule de John Donne « no man is an island » pour lancer un cri d’alarme dans une Angleterre tentée par le Brexit : « Aucune île n’est un îlot / incertaine et divisée / juste une petite motte au large du continent, elle coule. » Comme pour Marie-Claire Blais, il est impensable de ne pas regarder en face les dysfonctionnements du présent et les « torts du passé » : « Ce sont nos bateaux qui ont navigué, / tué, volé et ruiné, / Ce sont nos bottes qui ont écrasé, / Ce sont nos tribunaux qui ont emprisonné […] C’est nous qui nous sommes sinistrement détournés, / avons continué à regarder nos ongles et nos projets de mariage / En pleine tempête force 10 ».

Marie-Claire Blais, Kae Tempest : des voix contre le chaos

Là où la langue de Marie-Claire Blais est tout en fluidité, remplissant des pages de longues phrases sans alinéas, celle de Kae Tempest privilégie des vers courts, une disposition typographique tantôt éclatée, tantôt ramassée, à l’image des rythmes modulés par son phrasé à l’oral. L’une et l’autre jouent avec les répétitions, balises pour Blais, refrains pour Tempest. Quelle que soit la manière de le dire, c’est un appel à lutter non seulement contre les violences (contre la devise « Tue Ce Que Tu Trouves si Ça Te Menace », qui pourrait être celle de Trump, dont on voit d’ailleurs des images dans le clip vidéo de la chanson Europe Is Lost de l’album de Tempest) et les inégalités, mais aussi contre l’indifférence. L’appel au « réveil » formulé par Kae Tempest dans Qu’on leur donne le chaos a trouvé son prolongement dans son essai Connexion (2020). Pas facile, en période de confinement, de mettre en avant une idée aussi galvaudée : « Depuis le début de la pandémie, le “lien” – créer du lien, tisser du lien, réinventer le lien – est le grand mot à la mode ». Mais le parcours de Tempest, qui met en voix ses poèmes/chansons sur scène et qui écrit aussi des pièces de théâtre, légitime ses réflexions sur le spectacle vivant, citant par exemple une étude qui « a révélé que, au théâtre, les cœurs des spectateurs se synchronisent et battent à l’unisson. « Comme un seul cœur, le pouls accélérant et ralentissant au même rythme… La pièce de théâtre a été reçue si intensément par le public qu’elle en a effacé les différences et déclenché une expérience physiologique collective. » Sous la surface, nous sommes tous connectés. Se plonger dans l’histoire d’autres personnes, cela cultive l’empathie. » On retrouve le cœur/chœur à la fois un et multiple du roman de Marie-Claire Blais, qui a, elle aussi, écrit des pièces pour la scène comme pour la radio.

L’univers dépeint par l’autrice québécoise sur plus d’un demi-siècle de création littéraire embrasse son époque et la complexité d’un monde où tant de choses et de personnes sont devenues interdépendantes. Le kaléidoscope des personnages charrie les ravages des guerres, des épidémies et des injustices d’hier et d’aujourd’hui, autant que les avancées et les espoirs. Kae Tempest joue sur les deux tableaux du passé et du présent d’une autre manière, en remettant au goût du jour les grands mythes antiques, dans Les nouveaux anciens comme dans Étreins-toi (hanté par la figure de Tirésias) et dans sa dernière pièce de théâtre, Paradise (non encore traduite en français), une réécriture de Philoctète de Sophocle pleine de réfugiées et du stress post-traumatique des vétérans.

Cette fusion du moderne et de l’antique est moins présente dans Qu’on leur donne le chaos mais le rapport au temps n’est pas si différent de celui de Marie-Claire Blais. L’âge ne fait rien à l’affaire : le personnage de René fait le bilan de sa vie, et les autres personnages aussi à l’heure des retrouvailles, de la même façon que les sept personnages de Tempest suspendent leur sommeil ou leur activité à 4h18 pour s’interroger sur leur existence. C’est la même révolte, moins contre la mort que contre l’apathie et l’indifférence. « Il fallait sauver toutes les femmes, disait René, d’une société morte aux autres », expression terrible à laquelle répond un constat similaire chez Tempest : « des gens meurent par milliers / mais personne n’a remarqué / si en fait / certains ont remarqué. Ça se voit à l’emoji qu’ils ont posté ». Deux écritures qui ont fait leur une forme de résistance : Marie-Claire Blais met le moins de points, le moins de coupures possible dans la riche tapisserie de son œuvre, croisant de nombreux fils comme autant de voix pour emporter le lecteur au gré des liens ; Tempest éclate visuellement le texte, mots isolés, espaces supprimés, pour transposer sur la page les variations de rythme et d’intensité de ses performances scéniques, et interpeller l’œil habitué à la linéarité du défilement sur écran type doomscrolling, quand toutes les mauvaises nouvelles semblent se valoir sur les fils d’actualité.

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