Gilbert Lascault, critique d’art mondialement connu, universitaire, écrivain, pataphysicien, est mort le 19 décembre 2022 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Compagnon de La Quinzaine littéraire, membre fondateur d’En attendant Nadeau où il aura beaucoup écrit, il n’a jamais cessé de partager sa passion du visible, de raconter ses émotions devant les œuvres, de transmettre un savoir encyclopédique sous une forme étonnante et bouleversante. Son regard, sa voix singulière, nous hanteront longtemps.
Des tapis, des masques, des sculptures, des cuivres, des livres, des globes terrestres, des plumes, des papiers, des tissus, des cartes postales, des fétiches, des peintures, des estampes, des cartons, des dossiers, des armes, des poupées, des gravures, des marionnettes… Des choses à plat, sous verre, des piles, d’autres suspendues, des objets qui en masquent d’autres, des empilements… Toutes sortes d’images, d’objets, de peintures, de gravures, de tressages, de sculptures qui s’ajoutent les uns aux autres, en une sorte de cousinage gigantesque et infini… Une espèce de grand « désordre ordonné », un bric-à-brac somptueux, « une brocante fantasque », une caverne aux trésors, une sorte de temple personnel dans lequel se lisent une mémoire, un goût, une collection, une aventure qui trouve une présence physique, une manière folle et charmante de cohabiter.
L’intérieur de Gilbert Lascault lui ressemble, l’exprime, le condense. Cet univers surchargé, improbable et unique, sorte de circulation dans la pénombre, constitue le palimpseste d’un œil. Une accumulation qui ne s’apparente pas à une étrange folie douce mais qui contient l’existence d’un homme s’incarnant dans les choses, les formes, qui procède à une permanente remédiation. C’est que Gilbert Lascault, l’un des critiques d’art les plus étonnants et les plus atypiques de ces dernières décennies, « chercheur d’étonnements » disait-il, a passé son temps à faire voir, à partager, à faire coexister des formes, des objets, des œuvres qui, par leur hétéroclite même, constituent une encyclopédie rêveuse de la beauté.
Son œuvre critique, sa vie, ressemblent à ce lieu dans lequel vivait, travaillait, circulait Gilbert Lascault, avec cette espèce de légèreté, comme s’il glissait, avec cet air un peu elfique, une sorte d’étonnement et d’enthousiasme permanents. Son œuvre d’essayiste et de critique pendant plus de soixante ans est d’une richesse exceptionnelle – depuis son célèbre Monstre dans l’art occidental (Klincksieck, 1973), ses Écrits timides sur le visible (Bourgois, 1977), Un monde miné (Bourgois, 1975), ses textes majeurs sur le surréalisme, les contes, jusqu’à ses Chambres hantées (Tarabuste, 2014) ou son beau recueil Saveurs imprévues et secrètes (Hippocampe, 2017) – et semble très peu distanciée, comme si le travail savant, les interventions du critique dans la presse (La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau…), dans des revues (La Revue d’esthétique, Traverses, TXT, La NRF…) ou à la radio (Panorama, Décraqués et Des Papous dans la tête), se devaient de ressembler à un monde intérieur, aux hasards de la vie. On y entend une obstination tendre, une fascination qui se réfléchit toujours, une exploration curieuse de soi-même à travers les autres, leurs gestes, leurs visions.
Qu’il nous parle de Zadkine, de Malaval, d’Art brut, de Picasso, de Ionesco, de Kandinsky ou de Duchamp, d’Hugo, des Art premiers, de tatouages, de peintures rupestres ou de Dada, de Gauguin, de Cézanne, de Michaux, de Balthus, de Giacometti ou de Cueco, Gilbert Lascault proposait, chaque fois, une sorte d’exploration physique et mentale qui se confrontait aux savoirs. Chez lui, tout ce qui comptait relevait de l’expérience, d’une relation avec des matières, des objets, des univers, des rêves. Comme il le dit lui-même : « Tu te situes loin des dogmes et des certitudes, des généralisations, tu chemines dans le bariolé, dans les mélanges, dans l’impur, dans le flou heureux. » Cette affirmation farouche de liberté, ce goût pour l’écart, confirme un rapport presque paradoxal avec l’art, à la fois inquiet et jouissif. Pour lui, son travail consistait à « essayer de trouver la vérité et la jouissance. On invente, on fabule, on raconte des fictions ; quelquefois on explique et quelquefois on a le plaisir de raconter ».
Chez Gilbert Lascault, tout revient à une émotion, une commotion. Il confie : « Les objets hétérogènes t’émeuvent, les objets te donnent à inventer des minuscules récits poétiques. Tu trouves alors des instants de jubilation. Tu médites. Tu es un curieux passionné, tu chasses les formes inattendues et les couleurs intenses. Tu ne cherches pas l’inquiétante étrangeté, tu tentes de transcrire un lieu de délices sereines, un lieu de goûts mêlés, de rêves changeants. Tu racontes des fables du visible. Tu ne t’ennuies jamais. » Car ce qui marque dans le travail de Gilbert Lascault, ce ne sont pas ses connaissances ahurissantes, sa familiarité avec des univers ou des artistes, la variété de ses intérêts, la générosité d’une démarche qu’il rappelait « toujours modeste, timide », c’est une écriture, une façon de parler d’art, de formes, d’êtres, de lieux.
Une manière absolument originale, reconnaissable entre toutes. Il n’écrivait ni des livres ni des critiques, mais ce qu’il appelle des « proses ludiques », des textes qui sérient le monde en même temps que la sensibilité d’un individu. Ce « quincaillier de l’infini », comme le nomme Djamel Meskache, raconte l’expérience de l’œuvre, sa place dans un ensemble. Il situe, il nomme, il questionne. Hormis les titres inimitables de ses articles, on reconnaît une écriture, un flux, une audace. Langoureuse, sinueuse, son écriture procède par énumérations, listes, organisant des connivences, faisant de la circulation entre des corpus une manière de penser les formes artistiques, d’en dire la place dans nos imaginaires, dans nos vies. Cela ne revient pas à simplement décrire mais à faire entendre des échos infinis qui s’adressent à tous et à soi-même. Gilbert Lascault a donc inventé une énonciation – et que c’est rare ! –, une manière de partager son regard. Il nous disait tu, il se disait tu : ses articles ordonnent des adresses. Cette méthode, loin d’une afféterie exaspérante, oblige à plonger dans une singularité, de partager, de reconnaître que l’art, en parler, revient à s’éprouver soi-même.
C’est aussi une manière de déplacer les enjeux, les idées, les discours. D’imaginer une distance proche ou une proximité distante. Comme l’écrivait dans EaN Christian Limousin, Gilbert Lascault pratique « le regard de biais, la dérision (et l’autodérision), la parodie, le mode mineur et décousu que sa pratique toute personnelle de la critique d’art lui permet, sans juger, sans hiérarchiser, hors des sentiers battus », admettant que les œuvres d’art « restent des énigmes qui ne sont pas faites pour être résolues – mais vécues comme énigmes, de façon émerveillée encore ». C’est que pour Gilbert – et quiconque lui aura parlé, découvrant cette voix si particulière, à la fois aiguë et étouffée, cette gentillesse amusée, l’aura éprouvé fortement – il y a un enthousiasme lucide, un désir contagieux, un appétit féroce, une modestie du travail, une façon de s’incorporer aux formes – peintures, sculptures, dessins, gravures, objets, masques, tissus… –, d’en dire la jouissance profonde, d’en reconnaître le mystère. C’est que toutes ces choses qui ne sont pas soi forment « une famille », « les jouets d’un enfant qui a vieilli », une sorte de peuplade intérieure et remuante.
Il avait ce don de rendre tout familier, même ce que l’on ne connaissait pas ou presque pas. Il ne gardait pas ses « jouets » dans une sorte de jardin secret, il les partageait. Je me souviens de longues conversations – le matin, il fallait l’appeler le matin ! et on se disait vous (ce qui m’a toujours étonné) – durant lesquelles il me disait ce qui l’intéressait, ce qu’il allait voir, ce sur quoi il avait envie d’écrire. « Oui, oui, je vais regarder, je vais aller voir une exposition, je crois que ce serait intéressant de faire quelque chose, et puis après je ferai ça, si ça vous convient, je crois que comme ça ce sera bien… » C’était un peu décousu mais enthousiasmant. Avec ce timbre inimitable, avec des arrêts surprenants dans la phrase, comme toujours suspendu au bord d’une découverte, il racontait des images, des artistes, semblait remettre, dans un effort un peu surjoué avec malice, quelque chose sur le métier. Et ensuite, il envoyait son article manuscrit (par la poste à l’époque d’Anne Sarraute qui les ouvrait avec un air agacé et attendri, puis scanné et envoyé par courriel) qu’il fallait retranscrire. Combien d’heures ai-je passées (comme les autres secrétaires de rédaction) à taper à l’ordinateur ces pages soigneusement présentées, numérotées, avec plein de notes ou d’ajouts ! Là aussi, Gilbert avait imaginé un rapport particulier, qui prend du temps, qui ordonne un rapport d’une grande proximité et d’une distance aussi, paradoxale comme lui, cette figure, cette silhouette, cette posture attentive et vaguement épuisée qu’il adoptait volontiers, avec dans l’œil ces éclairs de jouissance, ces illuminations dont il avait le secret. Gilbert avait ainsi un œil infatigable, une sorte de légèreté profonde, une lucidité amusée, une tendresse timide, un enthousiasme enfantin et contagieux qui demeure parmi nous comme un fantôme bienveillant.
Marie-Pierre Bonniol et Mariette Auvray ont réalisé un portrait filmé de Gilbert Lascault, à son domicile, à l’occasion de l’exposition de la Collection Morel sur les rapports entre l’espace et l’imaginaire (PointCulture, Bruxelles) en 2014.
Collection Morel — Les chambres hantées de Gilbert Lascault (2014) from Studio Walter on Vimeo.