Entretien avec Stéphane Spach

Comme on parle d’histoire naturelle, on pourrait désigner par l’expression « Photographie naturelle » l’ensemble des images de Stéphane Spach, qui se trouvent aujourd’hui rassemblées dans un fort beau volume, dont l’épaisseur n’a d’égale que celle d’une forêt sans fin. Entre sens et sensations.


Stéphane Spach, Photographe. L’Atelier contemporain, 336 p., 35 €


Quel beau livre ! Branches d’arbres ciselées comme autant de membres graciles, lames de couteau brisées qui épousent le contour du vide, fleurs qui s’étirent de toutes leurs formes… Il n’est guère de sujets, jusqu’à un bouquet vivant de pissenlits, qui ne soient transcendés, ou mieux : sublimés (rendus sublimes) par l’objectif de Stéphane Spach.

Photographe : entretien avec Stéphane Spach

© Stéphane Spach

La beauté, puisque c’est d’abord d’elle qu’il s’agit, sourd d’un entre-deux que l’on ne perçoit pas au premier abord, mais que le temps de la contemplation finit par dévoiler. Entre la vie et la mort existent les crânes d’animaux, entre le blanc et les couleurs se déclinent les objets, entre les saisons se déploient et se déplient les choses de la nature.

Les images de Stéphane Spach ressemblent tantôt à une scène (de théâtre, de crime), comme cette série intitulée « Hortuli – La tentation d’un jardin et la possibilité d’un drame » ; tantôt à un tableau, comme ces tulipes que l’on dirait enroulées, enrubannées sur elles-mêmes ou ces portraits de nénuphars sur le point de se décomposer qui dialoguent une dernière fois avec les Nymphéas de Monet. Mais cette idée de scène ou de tableau n’entrave en rien la « vision » photographique de l’artiste, au sens fort du terme. En elle, avec elle, toujours le mystère s’épaissit.

Glaner, prélever, sauver : le geste du photographe pourrait s’apparenter à celui du collectionneur dont parlait Walter Benjamin : en « réunissant les choses qui vont ensemble », il « engage le combat contre la dispersion ». Un rapport archaïque à l’histoire qui est aussi un rapport à l’archaïque.

Ainsi, à force de s’enfoncer dans le sombre lumineux de ces images, de scruter la surface ou de détailler la matière de ces tableaux silencieux, le regardeur finit par percevoir les signes d’une présence, ou d’une mémoire oubliée. Tels ces « Objets trouvés », pelles, ficelles, paire de ciseaux, bouteilles, que l’on dirait exposés, ou plutôt déposés devant les murs d’un musée disparu : une nature morte, mais vivante.

Photographe : entretien avec Stéphane Spach

© Stéphane Spach

Vos photographies semblent ne pas pouvoir être lues, regardées seules. L’idée de la série est-elle à la base de votre « réflexion » photographique ?

Travailler sur la série est pour moi une chose importante, la série permet de vérifier, de comprendre ce que l’on fait, un sujet simple par le multiple prend une tout autre dimension, un autre sens, cela crée une interrogation sur l’objet et renforce l’unité du tout. Si je ne passais pas par la série, il y aurait des images que je ne réaliserais pas.

N’y a-t-il pas un paradoxe à « immortaliser » ce qui n’est plus, à figer ce qui paraît déjà figé ?

C’est une étape, que notre société et notre culture réfutent, je pense que c’est une continuité dans le cycle de la vie qui n’est pas moins intéressante. Souvent les gens me parlent de mort dans mes images (surtout avec les fleurs). Je ne pense pas qu’il s’agisse de mort, dans le sens de la fin, mais au contraire d’une continuité, d’une impermanence des choses. Les Japonais parlent de Wabi-sabi et je m’y retrouve totalement… mélancolie, usure du temps.

Photographe : entretien avec Stéphane Spach

© Stéphane Spach

Vos images, à la limite de la documentation, racontent pourtant quelque chose, en sourdine, comme les titres de plusieurs séries le suggèrent : « Les douze couteaux », « Je t’ai tant attendu »…

Raconter des histoires me semble fondamental dans un travail, j’essaye de m’y attacher le plus souvent. J’ai déjà rencontré des gens qui ressentaient une sorte de malaise devant certaines de mes images, principalement des paysages, un sentiment de beauté, mais aussi une porte ouverte, un ressenti vers quelque chose proche de « l’inquiétante familiarité ». Je ressens à ce moment-là un vrai plaisir de voir ces lecteurs être déroutés. Les images produites offrent au-delà d’une forme d’esthétisme une interrogation, voire un bouleversement, chez la personne qui les regarde.

La forêt, et tout ce qui la constitue (arbres, branches, mousses, lichens…), est plus qu’un territoire, presque un domaine de prédilection pour vous.

Je ne travaille que quand la saison le permet, avant l’hiver et à la sortie de l’hiver, quand la lumière est absente, que l’humidité baigne tout, que chaque élément est à son « paroxysme », quand chaque mousse et chaque lichen rentrent dans une gamme chromatique extrême, proche du monde aquatique. C’est à ce moment que j’interviens, je n’aime pas le soleil dans mes paysages et le bleu du ciel encore moins. Je ne travaille que dans un rayon de 10 à 30 km autour de chez moi, quand ce n’est pas dans mon jardin. Ce sont des paysages personnels et totalement inventés, enfin presque, je repasse quelquefois en voiture devant certaines de « mes images » et je suis surpris de ce que j’ai fait avec ces paysages, il y a une charge mélancolique très forte, je ne suis pas trop bucolique…

Photographe : entretien avec Stéphane Spach

© Stéphane Spach

Vous reconnaissez-vous des ascendants en photographie ? Et du côté de la peinture ?

Oui, les Becher, Karl Blossfeldt… ça n’étonnera personne ! La peinture me nourrit plus que la photographie, le romantisme pour ses lumières, Hartung, Morandi, en passant par la calligraphie, Pierrette Bloch aussi, je compose pas mal de mes images à partir de petits croquis maladroits, cela m’aide pour réaliser mes photographies

Comment concilier métier (photographie culinaire, d’architecture) et création ?

Je travaille comme photographe depuis l’âge de dix-sept ans. Dans les années 1980, je rencontrais dans les agences de communication des directeurs artistiques qui me disaient, au vu de mon portfolio, d’aller voir des galeries et de ne surtout pas travailler dans cet univers ! Mais à cette époque la photographie n’avait pas le soutien qu’elle a aujourd’hui et il fallait que je gagne ma vie. Très peu d’artistes vivent à 100 % de leur art ; j’aurais pu être jardinier ou cuisinier, mais la photo d’architecture, d’industrie et aussi culinaire m’a permis de faire de belles rencontres humaines, cela a été un terrain d’apprentissage du point de vue technique. Mais passer de l’un à l’autre est toujours un exercice délicat, il n’y a pas à la patère un costume de créateur qui vous attend et qui fait de vous, quand vous l’endossez, un super photographe plasticien ou publicitaire. Tout est fait de compromis, de concession et de travail.

Propos recueillis par Roger-Yves Roche


Stéphane Spach avait proposé son interprétation du blanc dans le hors-série consacré par EaN à cette couleur.

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