Le feu sacré des grands brûlés

Les éditions Le Castor Astral publient une belle anthologie de l’œuvre poétique de Ludovic Villard, aussi connu sous son nom de scène : Lucio Bukowski. L’occasion de parcourir un condensé de son travail à la fois profond et fort.


Ludovic Villard, Il faut toujours se préparer à perdre. Le Castor Astral, 148 p., 9 €


« Ceci n’est pas un texte : c’est une expiration ». Lucio Bukowski terminait ainsi la chanson éponyme de l’un de ses albums les plus emblématiques, L’Art raffiné de l’ecchymose (2014). Le passage à l’écrit du poète-rappeur, qui signe de son vrai nom, Ludovic Villard, est remarquable par sa capacité à conserver dans le silence du livre ce souffle qu’il mentionne dans sa musique. Et l’objet de l’anthologie, publiée chez Le Castor Astral, qui concentre un ensemble de poèmes publiés et inédits, rend encore plus sensible ce travail. La réflexion sur ce qu’est le sujet autant que sur l’expérience poétique et sa capacité à dire le monde est sans cesse soutenue par une langue forte et intense.

Il y a des expériences qui agissent sur nos êtres
Telle cette impatience à avaler
La première gorgée d’un thé encore fumant.
Ainsi la brûlure occasionnée
Condamne la langue à ne plus ressentir
Le goût pour quelque temps.

Nos vies sont parcourues
De ces premières gorgées d’un thé
Encore brûlant.

Il faut toujours se préparer à perdre, de Ludovic Villard

Ludovic Villard © Bertille Ceccarelli

L’écriture de Ludovic Villard se veut ainsi une écriture qui coule tout autant qu’une écriture qui brûle. À parcourir Il faut toujours se préparer à perdre, le lecteur se voit constamment placé au bord de cette première gorgée sans cesse recommencée, comme une sensation enivrante mais toujours sur le seuil de la jouissance, qui s’explore et se révèle poème après poème. Le premier texte dit : « je m’interpelle en vain chaque instant […] je me cherche, me trouve, me perds ». L’auteur met ainsi en place le dispositif d’une poésie inquiète de sa propre capacité à dire le sujet, ce « je » qui s’absente volontiers de plusieurs textes. Le lyrisme, qui semble aujourd’hui la manière privilégiée d’écrire des poèmes, alterne avec des moments de narrations à la troisième personne, comme le poème « À Henri C… », qui fait émerger une figure sacrée tout en conservant la tonalité ironique caractérisant cette écriture, jamais dupe d’elle-même.

Déjà dans l’album Oderunt Poetas, Lucio Bukowski aimait jouer avec la matière narrative, (le morceau « Kejserens nye Klæder » reprenait ainsi le conte des « Habits neufs de l’empereur ») comme cadre où pouvait advenir le « je » du rappeur. C’est, entre autres, cela qui fait la force de cette écriture qui aime tourner « aux bords de la fiction » sans jamais entrer dans le récit, comme pour proposer une matière mise à nue et brute.

C’est une poésie dépouillée qui se donne à lire, sobre, une poésie du retour à l’essentiel, si l’expression n’était pas trop galvaudée, qui refuse la virtuosité et l’emphase sans pour autant perdre un iota de sa force suggestive :

Lorsque chaque maison de ce monde
N’offrit plus que sa squelettique charpente
Tous s’en retournèrent en palpant leurs poches
À la recherche de ce qu’il restait de joie

Déjà dans « L’Art raffiné de l’ecchymose », Lucio Bukowski chantait :

Tout me paraît vain durant ce court passage
De nos existences sous formes de lourds bagages
Laisser ses propres ruines comme l’ancienne Carthage
Le souffle d’une bombe H en guise de seul partage

Il faut toujours se préparer à perdre, de Ludovic Villard

Le dépouillement de l’écriture est ainsi une manière de dire le dépouillement du monde, de la vie et des hommes, condamnés à errer au milieu des ruines, un peu à la manière de Simon Johannin, qui préface le recueil et cherche, lui aussi, à explorer des espaces de l’après-littérature : c’est dans ces espaces que peut se loger la poésie de Ludovic Villard, une poésie de la contemplation autant que de l’adresse :

J’ai bricolé ce quatrain que vous lisez
L’équilibre troublé par l’ivresse amicale
Qui m’oriente dans ce couloir inconnu du poème
Qui offre à mon regard quelque chose qui m’appartient

Le lecteur, ramené à lui-même devant l’absence d’artifices de ces textes, sent ainsi avec d’autant plus de forces les sensations suggérées par le poème. En même temps, le « je » ressurgit toujours et prends parfois le temps de s’affirmer, de construire sa présence, dans un jeu constant d’apparition-disparition, comme pour donner une assise au lieu de la rencontre entre le poète et le lecteur au moment-même où ce dernier, parce qu’il n’est assujetti à aucune autorité, peut librement recevoir les mots qui se déploient dans le recueil.

La deuxième moitié de l’ouvrage, composée de poèmes inédits, succèdent étonnamment à un texte intitulé « Le poète n’a rien écrit » et s’ouvre ainsi :

Ô muses ! Ne mettez pas les pieds ici !
Vos chants et les miens ne sont pas nés
Pour s’accorder

Le geste même de l’anthologie fait ainsi naître l’œuvre, par un procédé de condensation, à partir de sa propre négation. C’est du refus de la poésie que naît la poésie, et c’est de la respiration laissée entre les mots que l’expiration émerge. Ludovic Villard construit une forme d’antipoésie, une écriture réduite au minimum pour rendre plus prégnantes les sensations et les sentiments — qui se révèle, in fine, puissante et touchante.

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