Comment écrivent les païens du quatrième siècle ?

Au début du IVe siècle, les chrétiens sont persécutés ; à la fin du même siècle, les chrétiens sont les persécuteurs. Ce retournement a été entériné par des décisions impériales, les plus marquantes étant celles de Constantin et de Théodose. Mais cette révolution s’est aussi faite dans les consciences, non sans de vives résistances. On connaît assez bien le point de vue des vainqueurs, les chrétiens ; on s’intéresse peu à la perception des vaincus. Ce recueil de textes écrits durant le dernier tiers du IVe siècle est une bonne occasion de la découvrir.


Histoire Auguste et autres historiens païens. Trad. du latin et édité par Stéphane Ratti. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 328 p., 65 €


En l’intitulant Histoire Auguste et autres historiens païens, le responsable de ce nouveau volume de la Pléiade prend une décision propre à guider la lecture de ces textes contemporains et issus du même milieu social et culturel, qu’il reconnaît pour « païen ». Stéphane Ratti n’a pas tort de le faire car insister sur ce caractère commun fournit une utile clé pour lire pareils livres. Mais il aurait pu rappeler l’existence du livre de Paul Orose, rédigé en 415-417, dans lequel ce disciple d’Augustin écrivait une Histoire contre les païens qui est, entre autres, une réponse à nos auteurs. Le nom d’Orose n’apparaît pas dans l’index. Cette absence totale d’un auteur dont l’importance n’est guère moindre dans le champ historique que celle d’Augustin dans celui de la philosophie a pour effet que l’on ne voit plus où se situent les différences d’approche et les éventuels points communs. Le ton n’est pas le même mais ce sont des gens qui se connaissent.

Histoire Auguste et autres historiens païens

Des ruines romaines à Apollonia, en Albanie (2022) © Jean-Luc Bertini

Stéphane Ratti a construit son édition en adoptant le point de vue des vainqueurs, les chrétiens donc. Ce point de vue n’est pas illégitime mais il est regrettable qu’il ne soit pas affiché comme tel. Cela produit des effets surprenants, comme cette remarque que les païens n’ont pas une idée très claire de ce qu’est exactement leur religion. Et pour cause, puisque ce que nous entendons dans le mot « religion » est né avec le christianisme ! Des thèmes comme la valorisation de la foi ou l’affirmation de l’existence de Dieu n’avaient pas de sens pour les Anciens. En l’absence de tout dogme, il y avait des histoires que l’on se plaisait à raconter et des rituels que l’on devait observer, à la fois pour obtenir l’effet escompté, sur la santé par exemple, et par conformisme social – ce que Socrate fut accusé de ne pas faire. Il y avait aussi des choses que les Anciens tenaient pour de sottes superstitions, et, inversement, des formes de haute spiritualité. Ce que Cicéron, un auteur abondamment cité dans l’Histoire Auguste, résumait d’une formule juste : « Supprimer la superstition n’est pas supprimer le sentiment religieux ». La question de l’existence n’a pris ce tour obsessionnel qu’avec l’affirmation que l’univers avait un Créateur, ce qui n’était pas du tout le ton d’Hésiode dans sa Théogonie.

Autre manifestation du parti pris de Ratti, ces lignes dans sa Chronologie : pour l’année 177, « Martyre des chrétiens de Lyon. Épidémie de peste ». Pour l’année 250, « Persécution des chrétiens. Début d’une épidémie de peste ». Pareille coïncidence doit être un signe du Ciel ! À moins que ce ne soit la persécution des chrétiens qui ait suscité cette épidémie. Autre prodige : Dioclétien est censé avoir commencé à persécuter les chrétiens dès 260 – à l’âge de quinze ans, donc – et ce l’année même où l’empereur Gallien établissait la « petite paix de l’Église » et suspendait la persécution commencée dix ans auparavant.

Mettons qu’il s’agisse simplement de formulations malheureuses, comme d’écrire qu’un livre daté de 384 serait « la plus détaillée des histoires latines des IIe et IIIe siècles ». Plus regrettable est la simple transcription de pestis en « peste ». Cette traduction fautive est certes traditionnelle mais le bon sens devrait y mettre fin. Pour les modernes, la peste est une maladie précise due au bacille que Yersin a identifié à l’extrême fin du XIXe siècle. La médecine antique n’était pas capable de distinguer entre diverses maladies ayant en commun d’être très contagieuses et responsables d’une forte mortalité. C’est cet ensemble de maladies que désignent le latin pestis et le grec loimos, lesquels devraient donc être traduits par « épidémie ». Quand ils disposent de descriptions aussi précises que celles de Thucydide, les historiens de la médecine peuvent tenter un diagnostic rétrospectif. Dans tel cas, ils pencheront pour un typhus ; dans tel autre, pour la variole, le choléra, ou ce que nous appelons peste au sens de Yersin.  En ce qui concerne la « peste antonine » de 165-180, il semble aujourd’hui qu’il se soit agi d’une épidémie de variole. Celle de 250 n’a pas encore été identifiée par les historiens de la médecine, qui ne reconnaissent pas non plus la peste dans l’épidémie que décrit Thucydide, qui pourrait avoir été le typhus. La première peste au sens précis du terme est celle qui a frappé l’Europe à partir du milieu du VIe siècle, la peste justinienne, aussi ravageuse que le serait la peste noire du XIVe siècle.

Histoire Auguste et autres historiens païens

« La peste à Rome », par Jules-Élie Delaunay (1859)

Ces observations formulées, il faut féliciter l’éditeur d’avoir osé pareille publication qui s’ajoute heureusement au volume que la Pléiade avait consacré il y a quelques années aux premiers écrits chrétiens. Ce sont des livres que ne découvrent pas les spécialistes – l’Histoire Auguste a été publiée en bilingue dans la collection « Bouquins » ainsi bien sûr qu’aux Belles Lettres – mais le rapprochement avec ceux d’autres auteurs contemporains est bienvenu. Il éclaire aussi le sens que l’on peut donner au mot « païens », que l’éditeur refuse d’écrire entre de « soupçonneux guillemets », présentant à juste titre les personnages concernés comme une élite socio-culturelle. On peut néanmoins considérer que le mot les désignant a été choisi par Tertullien dans un esprit polémique : le paganus est bien, littéralement, le paysan, même si le mot a pris le sens de « civil » par opposition aux militaires. Ce pourrait être le « bourgeois » comme dans le Codex de Justinien, avec la présence effacée des « tristes bourgs attardés » à propos d’une population essentiellement urbaine. Il est clair que les auteurs réunis dans ce volume appartiennent tous aux plus hautes couches de la société romaine traditionnelle, son aristocratie sénatoriale.

Cette position se voit dans la manière dont sont traités les empereurs successifs : sont vilipendés « les autocrates, les monstres de perversité, les soldats mal dégrossis, les semi-barbares ». Bref, « les princes qui n’écoutent pas les sages avis du Sénat ». Il y avait déjà eu un parti pris de cet ordre chez Tacite, qui dénonçait d’autant plus vigoureusement les turpitudes des Julio-Claudiens qu’il entendait valoriser par contraste le règne de Trajan. Mais Tacite, ni même Suétone, ne se permettaient d’inventer. L’auteur de l’Histoire Auguste le fait à loisir, et d’ailleurs s’exprime souvent à la première personne – du moins celle de l’auteur supposé de telle vie d’empereur. Son identité n’a pas été déterminée avec certitude mais Ratti a de bonnes raisons de penser qu’il s’agit de Nicomaque Flavien, un des plus hauts personnages de l’Empire, juste après l’empereur lui-même. Or, l’empereur qu’il sert est Théodose, celui qui a imposé le christianisme comme religion de tous, à laquelle Nicomaque Flavien ne s’est pas rallié. Son fils, qui porte le même nom que lui, le fera, nul ne sait avec quelle sincérité, quel opportunisme ou quel simple réalisme quand il n’y a plus moyen de faire autrement sous peine de perdre sa position sociale, voire la vie.

Il est d’autant plus remarquable que les divers « historiens païens » réunis dans ce volume aient en commun de vivre dans un monde duquel le christianisme paraît absent alors même qu’il est en passe de devenir le mode de pensée impératif pour tous. Ils ne se disent pas païens ou ne se désignent pas de quelque mot équivalent ; ce sont les chrétiens qui les qualifient ainsi ; eux ne qualifient pas les chrétiens, ils ne les mentionnent pas, feignant de ne leur reconnaître aucune existence. Que Nicomaque Flavien soit bien l’auteur véritable de cette Histoire Auguste, ou que celle-ci ait été composée par un autre, cet autre serait néanmoins dans une position comparable, coincé entre la situation sociale et intellectuelle à laquelle il est attaché et les exigences du prince chrétien qu’il sert plus ou moins directement. Il fallait donc inventer une manière d’écrire propre à surmonter cette contradiction existentielle. Elle est résumée d’une phrase de l’Histoire Auguste qui figure dans la « Vie d’Héliogabale » : « Ce que j’ai dit, je l’ai dissimulé sous le voile des mots autant que je l’ai pu ».

Histoire Auguste et autres historiens païens

Tête d’une statue colossale de Constantin (313-324 ap. J.-C) © CC3.0/Jean-Pol Grandmont

C’est peut-être en cela justement qu’ils sont véritablement païens, et pas seulement parce qu’ils vénèrent avant tout la pratique des arts libéraux, la paidéia, ce que nous appellerions la culture intellectuelle, l’encyclopédisme littéraire. Ils sont païens parce qu’ils doivent dissimuler leurs pensées véritables, que ne peuvent admettre les nouveaux maîtres chrétiens. Cette dissimulation appelle donc une lecture oblique comme celle qu’a théorisée Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire. S’agissant de l’Histoire Auguste, il faudra se demander à quoi correspondent les noms de la demi-douzaine d’auteurs supposés des diverses parties, essayer d’identifier les divers calembours et les traduire. S’interroger aussi sur les lacunes – pourquoi Philippe l’Arabe et Dèce ont-ils disparu ? – et sur certaines présences comme celle d’Avidius Cassius. Cette lacune, est-il écrit dans un manuscrit (note de la p. 1053) de l’Histoire Auguste, a été voulue pour que les empereurs ne figurant pas dans ce livre « paraissent, à la stupeur de tous ceux qui liront, avoir été supprimés ». Même si cette formule n’est pas tenue pour authentique par tous les philologues, elle témoigne bien de l’état d’esprit dans lequel il faut aborder tout le livre.

Certaines présences aussi doivent intriguer. Il y a bien sûr ces pages et ces pages consacrées à des secrets d’alcôve concernant des empereurs qui eurent une véritable importance historique. Est-ce seulement pour la distraction du lecteur que certains de ces grands personnages sont rabaissés jusqu’à la médiocrité ?  Il faut voir lesquels et se demander ce que fut leur attitude face au christianisme. Autres présences sur lesquelles s’interroger, celles d’usurpateurs – notion dont la seule objectivité est de désigner ceux qui ont échoué à prendre le pouvoir. Ils n’ont donc pas été empereurs. Mais alors, que fait là Avidius Cassius ? Doit-il seulement sa présence à l’identité de son patronyme avec celui d’un des deux assassins de César ?

Sa présence a d’autant plus de sel pour les lecteurs de Charles Renouvier. Ce philosophe du XIXe siècle a inventé le mot « uchronie » pour désigner ce que l’on appelle aujourd’hui « histoire contrefactuelle », la démarche consistant à supposer qu’un tout petit fait historique ne se serait pas produit ou se serait produit autrement, afin de mettre en évidence les possibilités que l’Histoire n’a pas accomplies. Cela peut ouvrir vers une forme de science-fiction historique ; cela peut aussi être une démarche authentiquement scientifique destinée à mettre en relief les contraintes historiques dans une situation donnée. Renouvier imagine que Marc Aurèle n’a pas transmis le pouvoir impérial à son fils Commode, un dangereux incapable en qui on a vu un fossoyeur de l’Empire romain, mais au général Avidius Cassius. Or celui-ci a tenté un coup d’État contre Marc Aurèle. Sa tentative a échoué parce que ses soldats ont redouté son excessive violence et l’ont assassiné. Reste ce mystère : pourquoi Marc Aurèle s’est-il montré si indulgent à l’égard des complices et de la famille de celui qui avait voulu le tuer ? L’auteur de l’Histoire Auguste invente plusieurs lettres chargées de résoudre ce mystère. Il en est beaucoup d’autres qui rendent très réjouissante la lecture de ce livre.

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