Une tragi-comédie masquée

Au théâtre parisien de l’Atelier, Éric Vigner fait découvrir Les enfants, une pièce de l’auteure britannique Lucy Kirkwood, traduite par Louise Bartlett, avec un magnifique trio d’interprètes : Cécile Brune, Frédéric Pierrot et Dominique Valadié.


Lucy Kirkwood, Les enfants. Mise en scène d’Éric Vigner. Théâtre de l’Atelier. Jusqu’au 27 novembre 


Éric Vigner a l’élégance de rappeler que Jean-Pierre Vincent avait lui aussi le projet de mettre en scène Les enfants de Lucy Kirkwood, évoquant ainsi un grand homme de théâtre, mort des suites du covid en novembre 2020. Il reprend ses termes : « C’est une pièce qui s’avance masquée et sous le masque se trouve la tragédie : une tragi-comédie masquée ».

Les enfants, de Lucy Kirkwood, au théâtre de l'Atelier

© Pascal Gély

Lucy Kirkwood appartient à la même génération que Sam Holcroft, dont Jean-Pierre Vincent avait créé Cancrelat en 2012, dans le cadre de son exploration de nouvelles dramaturgies en alternance avec la fréquentation du répertoire. Comme Holcroft, Kirkwood a écrit ses premières pièces alors qu’elle était étudiante à l’université d’Édimbourg. Elle a été vite reconnue pour sa collaboration avec la compagnie féministe « Clear Break ». Ses deux seules autres pièces traduites en français, toujours par Louise Bartlett, aux éditions de l’Arche, attestent de centres d’intérêt très divers. Chimerica (2013 ; 2020 pour la version française) prend comme point de départ la photo de l’homme seul face aux chars, place Tian’anmen en 1989. Le firmament (2020 ; 2022 pour la version française) se situe dans l’Angleterre rurale en 1759, où une jeune domestique risque d’être pendue. La pièce, mise en scène par Chloé Dabert, est représentée actuellement dans toute la France.

La précédente pièce de Lucy Kirkwood, The Children, a été publiée en 2016 et créée au Royal Court de Londres en 2017. D’entrée, elle semblerait s’inscrire dans la longue tradition de Harold Pinter, mais très vite elle évoque l’écriture de Sarah Kane, ce qui se confirme à la lecture du texte, par la ponctuation, les superpositions de répliques, les indications de pauses ou de temps de battement. Rose arrive, après trente-huit ans d’absence, chez Hazel et Robin, ses anciens collègues physiciens à la centrale atomique proche, désormais retraités. En l’absence de Robin, la conversation s’engage entre les deux femmes sur une première question de Rose : « Comment vont les enfants ? » Assez vite, le terme de « catastrophe » est prononcé, suivi du récit du tsunami, du détail des précautions nécessaires, même en dehors de la zone d’exclusion. Mais les échanges sont surtout ceux d’une femme célibataire, sans enfant, revenue des États-Unis, et d’une mère de quatre enfants, grand-mère, très fière de sa bonne forme – maintenue à force de discipline – et de sa bonne conscience. L’arrivée de Robin, la complicité entre lui et Rose, la tension entre les deux époux, laissent vite pressentir un passé de relation amoureuse entre les deux collègues, et créent l’attente d’une crise.

« Sous le masque se trouve la tragédie » : en fait, Rose est venue, non pour retrouver son amour d’antan, mais pour remplacer, à la centrale, la jeune génération, pour appeler au même sacrifice de leur vie le couple et leurs anciens collègues des environs : « Ces… jeunes gens, ces enfants, en fait, qui ont toute leur vie devant eux et c’est pas juste ce n’est pas bien ça paraît mal. Non ? Parce que c’est nous qui l’avons construite, n’est-ce pas ? Nous qui avons aidé à la construire, nous sommes responsables ». C’est là seulement que se dévoile, sous les précédentes déclarations d’amitié, une hostilité sous-jacente : « Je ne t’ai jamais beaucoup aimée, Rose. […] Je t’ai toujours trouvée sinistre, je trouvais ton amitié étouffante et sinistre et je trouve que tu parles de manière prétentieuse ». Robin et Rose, restés seuls, avouent leur hostilité envers l’enfant à naître, trente-huit ans plus tôt, à l’origine de leur rupture. À mots couverts s’est laissé deviner la perturbation de Lauren, la première née des quatre enfants ; le père finit par dire à la mère : « La seule chose qui forcera Lauren à grandir sera de se réveiller un jour et voir qu’on n’est plus là […] tu as un vrai devoir vis-à-vis de cette enfant, dégager à un moment ou un autre ».  Et Rose laisse éclater sa haine à l’égard de Hazel.

Les enfants, de Lucy Kirkwood, au théâtre de l'Atelier

© Pascal Gély

Éric Vigner avait prévu de monter la pièce en 2019 ; il a dû reporter son projet à cause du covid. Aujourd’hui, par une simple coïncidence, Lucy Kirkwood a exactement l’âge de cette Lauren. On dirait que l’auteure fait entendre aux spectateurs de l’Atelier, pour beaucoup proches contemporains des personnages « âgés d’une soixantaine d’années », toute la responsabilité de leur génération, celle de ses parents, sur l’état du monde. Mais Éric Vigner, lui-même sexagénaire, atténue ce réquisitoire, choisit de terminer la représentation avec une légèreté que ne prévoit pas la fin de la pièce. Il fait danser les trois partenaires, à l’unisson, sur un air très connu de leur jeunesse, déjà amorcé au début du spectacle. Il a conçu une scénographie colorée, mise en valeur par les lumières de Kelig Le Bars, d’une dominante orange qui rappelle, elle aussi, les années 1970. Il précise qu’il a utilisé les « restes » d’un ancien spectacle, conformément à une thématique d’économie présente dans Les enfants.

Surtout, un éventuel malaise dans une partie du public peut se dissiper grâce à la distribution, à la jubilation provoquée par une interprétation portée à un point d’excellence. Dans la première partie, la tonalité dominante tient au contraste entre l’autosatisfaction tout en rire, parfois jaune, et en sourires, parfois forcés, de Cécile Brune (Hazel) et l’humour pince-sans-rire de Dominique Valadié (Rose), l’émotion retenue de celle qui retrouve un lieu trop familier, la tension masquée d’avant le déclenchement de la crise. Frédéric Pierrot vient apporter le grand art d’une gêne maladroite, puis, à mesure que la réalité de la situation se révèle, il montre aussi bien de la tendresse que de la colère. Tous les trois maitrisent pleinement un dialogue complexe fait de ruptures, d’interruptions et de reprises, de non-dits et de sous-entendus. Ils ont, à quelques années près, le même âge, l’âge du rôle, ce qui n’est pas si fréquent au théâtre. Ainsi, ils apportent aux personnages un supplément émouvant d’incarnation, d’implication.

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