La poésie selon Eugène Green

Eugène Green est plus connu comme romancier que comme poète, et plus comme cinéaste que comme romancier. Pourtant, ceux qui connaissent ses essais sur La parole baroque ou la Poétique du cinématographe ne seront pas surpris de le voir débouler dans une joute sur « Qu’est-ce que la poésie ? », comme aurait pu aussi bien s’appeler cet essai.


Eugène Green, En faisant, en trouvant. Notes sur la poésie. Exils, 120 p., 18 €


Le titre du nouvel essai très stimulant d’Eugène Green, En faisant, en trouvant, ne reste pas longtemps un mystère pour son lecteur : le poète trouve quelque chose (un texte poétique antérieur à lui, un mythe, un ressouvenir, une vision – d’où le terme trobar dans la poésie des troubadours) ; puis il en fait quelque chose, c’est-à-dire qu’il fabrique des vers, avec une certaine prosodie (ou pas, désormais). Pour Green, il n’existe pas ou peu de poésie sans rythme, c’est-à-dire sans prosodie. Opinion qu’il espère pardonnable et pardonnée dans son introduction, car il y déclare ne pas présenter ses « réflexions comme la Vérité, établie par les lois incontestables de la Raison », mais comme le produit d’une nécessaire subjectivité (le « crime » d’écrire, après tout).

Analysant, à titre d’exemple canonique, le long poème narratif de T. S. Eliot The Waste Land, Green conclut que « par des références directes, des réminiscences de sujets et de style, voire par de francs pastiches, on sent dans son œuvre la présence assumée de tous les poètes de sa langue qui l’ont précédé ». Trouvant, le poète imite (ainsi Virgile imitant Homère pour construire son poème épique l’Énéide) ou rejette (Mallarmé évitant de répéter tout ce qu’il avait vu chez ses prédécesseurs). En prenant le modèle ô combien parlant de la Pythie et des sibylles, Green nous fait facilement toucher du doigt sa « théorie » : « Au moment de leurs “enthousiasmós”, la Pythie et les sibylles étaient des femmes censées être en état de grâce, puisque la divinité était directement présente en elles. Ensuite elles cherchaient à transformer ces expériences de l’ineffable en paroles » : nous retrouvons là les deux étapes de l’acte poétique, « ce qui se trouve, et ce qui se fait ». En résumé, il est très rare qu’un poète soit absolument original, à moins d’être le premier dans sa culture (Homère), ou insignifiant.

En faisant, en trouvant : la poésie selon Eugène Green

Eugène Green © Federico Francioni

Dans son second chapitre, « Réel et irréel », Green voit dans les grandes œuvres poétiques les récits fondateurs de toute grande civilisation : « Le poète qui crée un récit de fiction à partir d’une matière historique est habité par l’idée qu’il donne expression à une vérité fondatrice. Il se trompe rarement, qu’il s’agisse d’Homère ou de l’auteur de La Chanson de Roland» La poésie classique, pour Green, est fondamentalement fiction, et créatrice de Vérité pour une nation (ainsi en fut-il de Gilgamesh, l’Iliade, l’Énéide, The Canterbury Tales, Os Lusíades, etc.). Nous pourrions ici rétorquer à l’auteur, puisque ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’Histoire : et si ses poètes avaient propagé des mensonges ?

Green enfonce ce clou : « La fiction est la vérité de la langue, que la vérité des atticistes [les rationalistes progressistes, selon notre auteur] ne connaît pas. » Et aussi : « Une fiction poétique a souvent constitué le château fort d’une langue. » S’appuyant sur le premier grand poème narratif connu, Gilgamesh, Green parachève sa démonstration : « En quittant son état bestial, Enkidu perd de sa force, mais acquiert des sentiments ; en constatant qu’il n’est pas invincible, Gilgamesh découvre l’amitié ; dans son voyage jusqu’à la source des fleuves, il apprend que la vie n’existe que par rapport à la mort » : « La plus ancienne fiction poétique de la littérature universelle montre comment l’homme est devenu humain » : en se sachant mortel et comme faisant partie d’une communauté.

Pour Green, le manuscrit, imprimé ou pas, n’est qu’un pis-aller : une congélation de la parole, désincarnée. Nous sommes face à ce paradoxe : « La généralisation de la lecture à voix basse commence au XVIIIe siècle, quand la poésie disparaît. » Il faut se rendre à cette évidence : dans un certain type de société, qui prévalut jusqu’au XVIIe siècle français, « la pronuntiatio comportait non seulement la voix, mais également le geste. […] La poésie n’existait pas sans être réalisée par une voix humaine, inséparable du corps visible ». D’où cette certitude pour Green : « Le corps qui parle est le monde qui se tient. » Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui ? Hum… dans les cultures qui se délitent, c’est la fin de toute cadence.

Mais il y a plus : le poète cherche, dans sa langue, le mystère du verbe incarné ; et « l’idée sous-jacente est que la poésie, d’une part doit être chantée, ou en tout cas trouver une réalisation orale s’approchant du chant, d’autre part doit avoir un rythme qui inspire des mouvements cadencés ». « Créer une structure prosodique est un acte de foi dans le sens du monde. » Problème : que reste-t-il de la poésie du XXe siècle, siècle sans foi ni loi, avec une telle proposition ? Avec l’ancienne prosodie (mètre, iambes, assonances, rimes, structures rigoureuses comme les quatrains, les sonnets, les distiques, etc.), un enfant pouvait apprendre par cœur un poème ; qu’en est-il désormais avec la libération totale du vers ? Pour Green, « le texte poétique est toujours destiné à l’incarnation », c’est-à-dire qu’on devrait le recevoir par l’oreille : « Faire de la mousiké, et donc composer des vers, c’était reproduire, par un travail humain [le fameux faire du titre], cet élément constituant de l’ordre cosmique » : la musique des sphères résultant des « distances entre les corps célestes, assimilées aux intervalles musicaux ». Poètes, allez donc vérifier votre dire dans le gueuloir de Flaubert ! C’est que, « contrairement à l’image peinte, l’image poétique se voit par l’ouïe » ; écoutez donc une Illumination de Rimbaud…

En faisant, en trouvant : la poésie selon Eugène Green

Dans ses assertions à l’emporte-pièce, Eugène Green pourra en rebuter plus d’un : « On ne peut traduire la poésie. Seuls les Français sont d’un avis contraire. » (Même si nous savons que c’est un mal parfois nécessaire – nous ne lisons pas le latin –, nous pensons comme lui.) Et aussi : « Le poète qui rejette la prosodie est comme un affamé qui refuse de la nourriture parce qu’elle représente un asservissement à la nature. » Poètes contemporains, avez-vous faim ? La poésie contemporaine, pour notre auteur, n’est plus qu’une illimitée « disposition prosaïque en lignes », décorative et non contrainte. Et quid du système actuel de la librairie qui rejette les deux tiers du genre poétique selon Aristote : le genre épique et le genre dramatique, pour ne garder, sur un tout petit métrage linéaire, que le genre lyrique ? Et notre auteur de conclure, de façon sarcastique : « Apparemment, la définition actuelle de la “littérature”, c’est un livre qui se vend. » Quand bien même tout serait ruine, Green conclut son livre sur une relative note d’espoir : « Tout optimisme, dans l’état actuel des choses, serait absurde, mais le pessimisme absolu l’est autant. » L’Esprit, comme le vent, souffle où il veut… « et chaque matin la lumière revient » : « S’ils essaient, ils [les hommes] arriveront à faire. »

La limite de l’analyse par Green de l’acte poétique est qu’il rejette de cette façon tout un pan de la poésie qui ne serait pas fiction ; et aussi toute la poésie de pur détournement ou de montage de citations. C’est ainsi qu’on lit qu’Ezra Pound serait un piètre faiseur parce qu’il n’a fait que trouver ; et Green de le renvoyer à ses essais radiophoniques mussoliniens… Sévère et injuste !

L’antimoderne Eugène Green a écrit un équivalent pour la poésie de L’image-mouvement de Gilles Deleuze pour le cinéma classique ; il reste maintenant à quelque autre poète (ou essayiste) à écrire un équivalent de L’image-temps pour la poésie moderne non narrative, celle qui se tient comme le cinéma moderne sur un abstrait plan d’immanence. Sinon, comment donner une place de premier plan à un Francis Ponge ? un Ezra Pound ? un Marcelin Pleynet ? au Paradis de Philippe Sollers ? ou bien encore à la poésie concrète de Haroldo de Campos ? à la poésie des objectivistes américains ? à un Philippe Jaffeux ? mais aussi à un Lambert Schlechter ?

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