Erri De Luca sur les ailes du plaisir

Dès qu’on prononce le nom d’Erri De Luca, on pense à Naples et au quartier de son enfance, Montedidio, d’où, littérairement parlant et sous le masque d’un cordonnier babillard, il s’envola de la plus haute colline pour gagner Jérusalem en déployant les ailes qu’il tenait cachées dans sa besace, ou disons sa bosse, car son personnage primordial était aussi bossu que l’ange – la gargouille − de Notre-Dame de Paris, accoudé et pensif en haut des tours. Dire Erri, c’est penser aux ailes, du désir comme du plaisir, et voilà qu’il y revient encore, pour son trente-deuxième titre paru aux éditions Gallimard, dans son ultime envol : Diables gardiens, dont le titre original et italien, Diavoli custodi, dit mieux la légèreté et l’harmonie.


Erri De Luca et Alessandro Mendini, Diables gardiens. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, 96 p., 16 €


Eh oui, l’ange s’est fait diable, mais il est tout aussi gardien, bienveillant et protecteur. Au départ, il y a des monstres, ceux dessinés par un enfant dyslexique, Pietro, descendu dans la cage aux fauves de son imaginaire ; bravement, il les a immobilisés, annulant leur férocité, abolissant sa peur, et les voilà tout beaux, tout penauds, endimanchés de couleurs, ces monstres qui naguère épouvantaient l’enfant jetant sur le monde un œil problématique. Ce sont d’énigmatiques croquis, sur lesquels, illuminés et fous, un dessinateur qui a su garder l’âme d’un enfant, Alessandro Mendini, et un poète qui a su rester cet enfant, Erri De Luca, décident de s’affronter ou de se confronter avec leurs armes respectives : l’un dessine et peint, l’autre parle et moissonne les mots, tous deux se répondent et leur dialogue devient valeur-refuge. On découvrira donc ce bel ouvrage comme le bréviaire – Biblia pauperum − des pauvres en esprit qui, dans les temps anciens, ouvraient le Livre et s’arrêtaient sur l’Image, à gauche, qu’un glossateur à droite éclairait par la Parole.

Diables gardiens : Erri De Luca sur les ailes du plaisir

Erri de Luca © Francesca Mantovani/Gallimard

Le dessinateur est donc entré dans les cauchemars de Pietro, l’enfant aux yeux mal appariés. Architecte et peintre, Alessandro Mendini a pris le pinceau pour relever le défi et ses dessins sont autant de fantasmes domestiqués. En regard, Erri De Luca, autre enfant tourmenté par tout autant de démons, lui répond, sans répondre vraiment car chacun fuit son ombre et voilà ce Livre : « Ils sont ici dans leur sérail, en forme de puits et d’épave, de tunnel et de précipice. Les monstres sont les diables gardiens de l’enfance. »

Mais de quelles peurs le prosateur est-il saisi ? Sa ville, nichée entre le Vésuve  − « chambre d’explosion d’un soleil aveuglé sous terre » − et les champs Phlégréens, vit et vibre sous la double menace volcanique. Et Naples l’aérienne est bâtie sur une cité souterraine aux multiples galeries, réserve de fantasmes et trésor freudien pour une imagination enfiévrée. L’alpiniste que deviendra De Luca sera forcément hanté par la chute. Camus, convoqué en renfort, a tout dit de ce mouvement impromptu ou fatal : ayant perdu toute confiance dans le monde, et tout appui dans son défi des dieux qui « parlent dans le soleil », Icare est promis à la chute. S’étend-il au sol sous la nuit étoilée ? Lui qui est en bas se sent soudain happé par le haut, ce noir constellé de nébuleuses : il tombe vers le haut, vers le bas et de bas en haut, à l’instar de cet éminent grimpeur qui lâcha prise un jour et chuta le reste de sa vie. « C’est un reste court », écrit-il. Et l’on se rappellera que le romancier en avait fait le nœud essentiel d’un précédent livre : Impossible (Gallimard, 2020).

Autre diavolo, la fuite, dont Erri a jalonné sa route, lui qui s’arracha à la maison des siens et à « la montagne de Dieu » pour ailleurs s’essayer à la vie par le bas de l’échelle. Errance du Juif ? La fuite qui le marque est celle de ce poète de Varsovie qui tente d’échapper au pire, nanti d’un passeport hondurien ; mais voilà qu’arraisonné au passage, l’État français, d’haïssable autorité, le concentre à Vittel, aimable ville thermale : là, Itzhak Karzenelson emplit des bouteilles, non d’eau minérale aux vertus digestives, mais de vers qui soulèvent le cœur et poussent au désespoir ; après sa déportation à Birkenau,  quelqu’un déterrera ces bouteilles qu’il avait confiées à la terre, pieuse matrice, et ainsi surgira ce Chant du peuple juif, qu’Erri De Luca traduira du yiddish et publiera en Italie, Canto del popolo yiddish messo a morte (Feltrinelli, 2019).

Dans ce monde, que le romancier napolitain connaît dans ses gouffres (il évoque ici, face au dessin arborescent de visages et d’yeux barrés, la faille de San Andreas, immense ride de plus de mille kilomètres qui balafre la Californie), il se sent petit, intrus, autrement dit modeste et retenu, comme il l’a toujours été. Les trente-cinq dessins de Mendini sont pour lui autant de points d’appui sur la paroi qu’il escalade en trente-cinq textes : les deux hommes partent « en balade bras-dessus, bras-dessous ». Mais la prose d’Erri n’est pas la glose d’Alessandro : « Io erro, tu erri », trace sur la feuille le graphiste, et ce jeu de mots donne le la, livre la clé : « J’erre et tu erres », et l’ombre est bien là, serpentant à leurs pieds, chacun poursuivant sa vie sinueuse ; sauf que erri, qui signifie « tu erres », est le nom du poète, et ce clin d’œil abolit la faille et l’incertitude en scellant la poignée de main, le partage amical.

Diables gardiens : Erri De Luca sur les ailes du plaisir

Erri De Luca, s’il ne voit que d’un œil, cherche éperdument à déchiffrer le monde, à comprendre un mystère qui nous échappera à tout jamais, tout comme la divinité est perçue par les cabalistes comme infiniment inatteignable et « sans limite ». De là, ce souci d’apprendre d’étranges langues (l’hébreu, le yiddish), de verser dans les arcanes cabalistiques. Pas un livre où il ne succombe à la rassurante guematria. On se souviendra de son interprétation « fabuleuse » de l’épisode de Moïse au buisson ardent : partant de l’idée que les bègues ne le sont plus quand ils chantent, il se livre à un calcul numérique qui lui fait dire : « Ôte tes sandales, Shàl nealèkha, a la même valeur numérique (510) que shir, il chante… Moïse dénude ses pieds et il chante » (Comme une langue au palais, 2006). En regard, parmi tous ses diavoli custodi, il se penche sur saint Paul qui, sur le chemin de Damas, fit une fameuse chute dont il se releva ébloui : le persécuteur de Jésus deviendra l’Apôtre des Gentils. Mais Erri va chercher dans la numérologie l’explication de sa conversion. On l’a dit tombé de cheval, alors qu’il est tombé de son tort (la persécution des premiers chrétiens) : « En hébreu, la valeur numérique du mot cheval (sus) est la même (126) que celle de tort (aón). Il tombe du haut du cheval et de son tort de persécuteur de chrétiens. »

Puisant dans ces gloses bibliques un éclairage décisif sur la destinée humaine, Erri De Luca, homme engagé dans le combat fraternel, apôtre de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, lui qui voit le ventre en bois du cheval d’Ulysse lourd de tous ces migrants qui errent dans les rues de l’île de Lampedusa en demandant « le chemin  de la gare » (!), et qui soutient l’action, à la frontière franco-italienne, de ce passeur que la France mit derrière les barreaux. Le combat pour la justice imprègne ces pages comme il inspirait le dialogue du juge et du prisonnier dans Impossible. Une fois de plus, c’est dans le sillage de Camus qu’Erri dirige la proue de sa nef. Car l’écrivain italien ne peut, en aucun cas, rester indifférent – un mot qu’il exècre – au massacre des innocents, c’est-à-dire des civils. Et il allègue ce proverbe russe, qui résonne aujourd’hui avec tant de violence : « On coupe du bois, des éclats volent ». Ce qu’il écrit alors, dans une sorte de fièvre prophétique, acquiert une stupéfiante actualité : « Les éclats sont toutes les vies balayées par le déboisement. C’est sans doute pour ça qu’ils n’ont eu aucun scrupule à bombarder les hôpitaux d’Alep. Soixante ans se sont écoulés depuis la réponse d’Albert Camus à un étudiant dans une salle de Stockholm. Elle reste encore pour moi le dernier mot. »

Si les dessins d’Alessandro sont beaux, les paroles d’Erri sont précieuses. Tous deux nous éclairent. Erri De Luca, de livre en livre, est le plus radieux des soleils, qui jamais ne nous brûle, toujours nous réchauffe. Erri De Luca est notre ami.


EaN a rendu compte dans deux précédents articles de trois livres d’Erri de Luca, et du Tour de l’oie.

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