Un poète de Sarajevo, ami d’Erri De Luca, expliquait que le rôle du poète dans la tourmente, c’est d’être là. Ce qu’il faisait, nuit après nuit, en lisant et en écoutant dire des textes pendant le siège de la ville. Erri De Luca l’évoque plusieurs fois dans deux des livres qui paraissent aujourd’hui, Le Plus et le Moins, recueil de chroniques, et Le Cas du hasard, série de lettres échangées avec le biologiste Paolo Sassone-Corsi. Erri De Luca, lui aussi, est là.
Erri De Luca, Le Plus et le Moins. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, 200 p., 14,50 €
Le Cas du hasard : Escarmouches entre un écrivain et un biologiste (avec Paolo Sassone-Corsi). Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, coll. Arcades, 104 p., 9,50 €
Le Dernier Voyage de Sindbad. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, coll. Le manteau d’Arlequin, 64 p., 8,50 €
Ces livres, l’écrivain italien les a écrits pendant ces dernières années de tourmente judiciaire, alors que, accusé de terrorisme pour avoir appelé au sabotage d’un projet de train à grande vitesse, il devait se défendre, argumenter, et donc fréquenter le tribunal. Le Plus et le Moins est composé de chroniques qui lui permettaient de « fermer les écoutilles », de retrouver un peu de silence et de paix. Dans de courts billets, de deux à six pages, Erri de Luca revient sur les thèmes qui traversent son œuvre : Naples, sa ville, « définitivement » ; les îles, son espace depuis l’enfance ; la montagne et l’escalade ; l’histoire du siècle passé et la place que la jeunesse y a prise. Mais il parle aussi de l’hébreu, des langues en général, ou de mots, comme « étreinte » ou « effleurer ». Ce dernier verbe est lié à son père, à la relation forte qui l’unissait à lui. Son père avait choisi d’être chasseur alpin pour partir loin du front napolitain et ne pas affronter ses frères américains (la famille avait vécu un temps outre-Atlantique). Il avait une bibliothèque importante dans laquelle Erri a appris à lire : « De ses livres, des montagnes qui ont nettoyé ses yeux et ses lunettes, j’ai reçu l’usage de l’effleurement. »
Effleurer n’empêche pas de saisir. Longtemps ouvrier ou maçon, Erri De Luca évoque les gestes du travail, la fatigue qu’engendrent le bruit, le soleil écrasant ou l’absence d’outils adaptés. Il parle de « l’odeur du courage », quand l’ouvrier s’expose à l’accident, rarement comptabilisé parmi les risques : « Le courage pue la transpiration, le crachat, le sang, l’insulte et la prière, l’égout et la fureur. » Saisir, c’est aussi « se saisir de », et ce fut le désir de sa génération, celle qui écoutait Dylan : « une génération qui s’était convoquée toute seule », écrit-il, en ces années qu’on dit de plomb et qu’il nomme de cuivre, « le meilleur conducteur de cette énergie électrique de transformation ». Ce désir de transformer était déjà présent chez l’enfant qu’il évoque à travers une anecdote. On lui a demandé d’écrire un texte : sujet libre. Il sent alors que l’écriture est un champ ouvert et se lance. On le soupçonne d’avoir copié dans un manuel. Il se rebelle, en silence. Mais l’expérience est fondatrice : « À ce moment de friction entre ma vérité et la leur, se forma dans mon corps une noix de résistance opposée à la domination, qui par instinct abuse. Aujourd’hui, je sais que, par leurs accusations, les pouvoirs peuvent rendre le plus grand honneur à celui qui écrit. Faire de l’écriture un corps de délit qui dérange leur discipline. » Ce sera tout le sens de La Parole contraire.
Saisir, par la main s’entend, n’est pas tout : Erri De Luca écrit sans négliger aucun de ses sens. Le nez, organe très sensible chez des Napolitains qui aiment « se renifler » – c’est ainsi qu’il raconte sa rencontre avec Paolo Sassone-Corsi –, donne lieu à un échange passionnant entre le spécialiste de biologie moléculaire et l’écrivain. Le goût donne l’occasion au lecteur de découvrir sa recette des aubergines à la parmesane. Sa mère en était spécialiste et, comme il l’écrit très justement, « le deuil se vit plus à table qu’au cimetière ». Son éloge des bistrots, tels qu’ils n’existent plus, ni en Italie ni en France, touchera tous ceux qui pestent contre ces lieux désincarnés qu’on appelle désormais de ce nom : « Je suis pathétique, je le sais, c’est la faute des bistrots où chacun de nous a posé un jour son coude et s’est apitoyé sur son sort en riant jusqu’à la convulsion des abdominaux, à l’eau de vaisselle des larmes. »
Mais c’est ce qu’il apprend du monde, de la terre et de la mer par ses sens en éveil qui marque le plus dans son œuvre, dans tous ses textes, et qu’il résume dans son « Éducation ischitaine » : « J’ai touché l’immense en peu d’espace, l’épuisement du corps et l’énergie absorbée par un fruit cru de mer. J’étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l’île à cette liberté. Si je ne suis pas une strate jaune de sa croûte craquelée, fendue par les vignes qui la forent, si des chardons ne poussent pas de mes yeux, si je ne rêve pas la nuit comme un rocher balancé par des bradyséismes, je ne pourrai pas apprendre. »
« Apprendre »… Si l’on ne conservait qu’un verbe pour dire son œuvre, ce pourrait être celui-là. Apprendre pour ne pas être au centre, pour entendre et écouter d’autres paroles. Erri De Luca apprend de son père, de la montagne et de la mer, d’un simple pêcheur, de ses compagnons de labeur, des étrangers qui remplissent la cale du navire, dans sa pièce Le Dernier Voyage de Sindbad. Il apprend, en laïc convaincu, des textes sacrés, des livres aussi, des poètes en particulier. Il apprend en napolitain, la langue avec laquelle il se « rinçait » la bouche, après les cours donnés en italien, à l’école. Vers la fin de son échange épistolaire avec Sassone-Corsi, il dresse un parallèle entre le savant et l’écrivain : « Toi, tu t’es mis à fouiller dans les cellules après avoir été attiré par l’astronomie dans ta jeunesse. Toi, dans l’aventureux qui nous précède, moi dans le vaste temps déjà passé, tous les deux loin du nombril, hôtes du présent. »