Un monde émouvant et mouvant

La bouée est à la fois un recueil de récits et un texte en tant que tel, non seulement parce qu’il existe une forte cohérence entre ses différentes sections, mais aussi parce que ces dernières alternent avec une narration, celle d’une voix et d’un regard singuliers, qui tissent les récits entre eux et orientent notre lecture. Chaque récit, neuf au total, commence par une citation : Mandelstam, Tsvetaïeva, Akhmatova, Perros, Jabès, Diop, Césaire, mais aussi un extrait de poésie populaire malgache, ou encore Jarry. Natacha Andriamirado nous invite à partager son univers poétique en nous confiant ces références, mais ne nous y trompons pas, c’est bel et bien son monde à elle qu’elle façonne et dans lequel elle nous immerge en nous associant à son regard.


Natacha Andriamirado, La bouée. Quidam, 144 p., 16 €


La lecture de La bouée provoque un plaisir inouï. Dès les premières lignes, dès les premiers mots de la voix qui présente les récits et ainsi les assemble, le lecteur est touché par la manière dont Natacha Andriamirado voit le monde. Elle décrit Nino, cet homme qui s’est mis à courir du jour au lendemain, non pour la performance, mais parce qu’il est à la recherche du mouvement : « courir répond chez lui à une urgence, un besoin incontournable de bouger pour ne pas rester trop longtemps immobile ». Cet homme que la narratrice croise dans son quartier, narratrice dont on apprend plus tard qu’elle s’appelle Natacha (et nous aussi on l’aime, « ce hasard »), prend de l’ampleur parce que c’est elle qui lui accorde de l’attention. La beauté lumineuse et souvent malicieuse de La bouée tient à ce regard sur le monde, sur les individus ; elle tient aussi à la langue que l’autrice invente pour les raconter.

La bouée, de Natacha Andriamirado : un monde émouvant et mouvant

Natacha Andriamirado © D.R.

Car La bouée est un livre remarquablement créatif et audacieux. Natacha Andriamirado campe dans des situations a priori assez banales des personnages qui, progressivement ou brutalement, mettent un terme à une situation pesante pour plonger dans la fantaisie, voire dans l’excentricité, qui se remettent en mouvement, à la manière de Nino. Certains récits versent dans le fantastique : « Le chardonneret » et « Mon costume » sont éblouissants par leur mélange de cocasserie, d’étrangeté et de beauté poétique. Chaque mot compte dans l’écriture de Natacha Andriamirado : la précision de certains gestes qui disent tant sur les personnages et leur rapport au monde, toujours décalé, parfois de manière infime, parfois, au contraire, dans une distorsion totalement fantasque, est rendue par une écriture parfaitement maîtrisée. Pas un mot de trop, tout sonne juste dans la façon dont l’humanité de chacun est restituée, y compris dans les situations les plus excentriques comme celle de cet homme affublé de sa bouée, au bureau, chez lui, qui finit par quitter sa femme, Aude, pour « persévérer dans la joie ». Et Aude de conclure : « Bouée ou pas bouée, il n’était pas assez fort pour affronter une autre vie, il ne pourrait pas vivre sans elle, se débrouiller tout seul, elle le connaissait mieux que quiconque, mieux que lui-même. Alors, cette histoire de joie, ça la faisait doucement rigoler. Une chose était évidente : il la baratinait. À coup sûr. »

Les personnages de La bouée éprouvent tous un désir de vivre suffisamment puissant pour les sortir de leur léthargie, pour les remettre en ordre de marche, en effectuant ce pas de côté. Alors que ces décisions sont de véritables révolutions, elles ne sont jamais grandiloquentes ou solennelles, mais le plus souvent plutôt loufoques. C’est dans le tout petit espace de l’intimité que naît un élan suivi d’une révolution intérieure, et souvent par l’intermédiaire de quelque chose qui appartient à la réalité partageable par tous, qui surgit inopinément, et qui peut être interprété comme un symbole. C’est le cas de la bouée, des oiseaux, du costume, ou encore de la fouine ; mais, au-delà même du symbole, ces éléments donnent aux récits toute leur singularité. Ces objets, ces animaux, génèrent de la cocasserie et de la poésie dans un même mouvement. Ce ne sont pas seulement eux qui donnent aux récits de Natacha Andriamirado leur originalité, parfois leur étrangeté, c’est aussi la langue de l’autrice qui opère des ruptures, déjoue nos attentes et nous ramène à la vérité de chacun. Le récit « Tchin Tchin Glouglou », en plus de poser la question de l’écriture, réalise à merveille ce mélange de comique et de tragique dont sont faites les existences.

On rit aussi en lisant La bouée, tout en étant touché par une grâce difficile à décrire tant elle est subtile. Ce livre nous invite à la vie et à l’amour, en bref au mouvement, peu importe la performance.

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