À l’écoute (3)

À l'écoute chronique En attendant NadeauQuatre paragraphes pour quatre livres : voici le troisième épisode de notre chronique des parutions poétiques, avec Bruno Doucey, Kebir M. Ammi, Abbas Beydoun et Jean-Pierre Vidal.


Bruno Doucey, 22. Bureau des longitudes. Bruno Doucey, 160 p., 16 €


À l'écoute (3) : Bruno Doucey, Kebir M. Ammi, Abbas Beydoun…On croyait la chose d’un autre temps, celui des surréalistes pour ne pas les nommer, cette façon qu’ils avaient de parler la langue de l’amour, d’aviver le désir, de polir le corps avec le sel des mots… Et puis non, la chose n’est pas morte, elle resurgit dans ce Bureau des longitudes, lieu de tous les possibles. Suite de poèmes dédiés à la compagne aimée, perdue de vue, puis retrouvée (« Vingt-deux / je suis resté vingt-deux ans sans te voir »), le livre a cette rare qualité d’adresse que possède le Je lorsqu’il éclaire le Tu, et où l’on ne parvient plus à distinguer qui parle de qui est parlé : « Tu es la femme en moi / qui garde la mémoire ». Le regard épouse de même la courbe des yeux de l’Autre, s’y perd et s’y retrouve, les images éclosent en caravelles, pirogue, chaloupe, poisson d’argent… Il y a aussi l’Histoire qui affleure, avec ce « Kaddish pour Marianne », la petite grande sœur juive assassinée à la fin de la guerre, à qui le poète offre une « cinquième saison ». À la fin, même et surtout parce qu’il n’y a pas de fin, le poème est devenu inséparable de la vie – ce qui peut arriver de plus beau à l’amour : « tu me demanderas simplement / calmement / lentement / de renoncer au point qui vient clore les phrases » Roger-Yves Roche


Kebir M. Ammi, Le vieil homme. Dessins de Rachid Koraïchi. Al Manar, 36 p., 14 €


À l'écoute (3) : Bruno Doucey, Kebir M. Ammi, Abbas Beydoun…Kebir M. Ammi n’est pas étranger aux incursions poétiques. Entre deux romans voyageurs, il lui arrive d’écouter le monde depuis l’horizon du poème. Ici, il donne voix à un vieil homme palestinien qui sonde le sillon de ses blessures et le cynisme de ses agresseurs. Mémoire d’une errance au crépuscule de la vie ou élégie pour une terre piégée dans le silence du monde ? Contre la destruction et la défaite, le vieillard qui parle s’acharne à conjuguer le dire et le faire : « J’ai fait le serment / De bâtir / Sur le visage des absents ». Contre la brutalité et l’expropriation, il reconstruit, avec « les doigts du souvenir », des maisons de substitution. Dans ce poème des ruines et de la résilience, le déséquilibre des forces importe peu car le vieil homme a « l’âme obstinée d’un enfant » et « un ciel paisible et fraternel sur ses épaules ». Offert en sept langues (on pense à la symbolique du chiffre sept dans les trois religions du Livre), Le vieil homme est rehaussé de dessins calligraphiques de Rachid Koraïchi où le chiffre, la lettre et la géométrie prolongent le souffle du poème. Khalid Lyamlahy


Abbas Beydoun, Un billet pour deux. Anthologie poétique 2010-2019. Actes Sud, 160 p., 17 €


À l'écoute (3) : Bruno Doucey, Kebir M. Ammi, Abbas Beydoun…Actes Sud réunit en un volume quatre recueils de poèmes publiés par le Libanais Abbas Beydoun entre 2010 et 2019. Si ces poèmes n’évoquent jamais explicitement la trajectoire personnelle de Beydoun, les événements qui ont jalonné sa vie pendant cette décennie les imprègnent – une période au cours de laquelle l’auteur a vu disparaître plusieurs de ses proches, et où lui-même a été victime d’un grave accident de la route qui l’a plongé dans le coma. Il en ressort des textes sombres, où il est souvent question d’individus luttant contre leur déclin tant physique que moral. « La vieillesse est un mensonge fait à la mort », écrit Beydoun. Au fil des pages, la Mort prend des aspects souvent charnels, dans des images de corps décrépits qui témoignent de son inéluctabilité comme de sa violence. L’un des textes les plus beaux est celui que le poète adresse à sa mère, et dans lequel, mêlant la mélancolie à la rancœur, il clame : « j’aurai ta vieillesse, et, comme toi, je la passerai terrifié ». Jean-Loup Samaan


Jean-Pierre Vidal, Le vent la couleur. Le silence qui roule, 95 p., 13 €


À l'écoute (3) : Bruno Doucey, Kebir M. Ammi, Abbas Beydoun…Quoi de plus minimaliste que le vent et la couleur ? Ce que recherche Jean-Pierre Vidal dans son livre, c’est une mise à nu. Le vent vous prend, vous secoue, vous arrache et, s’insinuant en vous, il chasse vos certitudes et « vide votre tête ». Ce en quoi il est « salubre ». La couleur aussi « renverse nos défenses ». L’expérience que mène ce poète avec ces deux « matières » est bien réelle, vécue avec le corps et l’œil, mais elle est surtout métaphysique : une couleur inattendue peut déjouer les habitudes du regard qui retrouve ainsi « sa pauvreté d’ouverture absolue ». Il y a dans la couleur une couleur qu’on ne voit pas, inaccessible, « la couleur pure de nous ». Pour espérer l’atteindre, il faut que le vent passe, nous traverse et efface toute identité : « le vent m’a nettoyé de moi / pour la couleur ». Il est intéressant de noter que la seule couleur nommée ici est le gris, qui est la couleur métaphysique par excellence, comme le revendiquait déjà Petr Král dans son livre Le droit au gris. Alain Roussel

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