Un apprentissage du regard

Le prix Jean Arp de littérature francophone a été récemment attribué à Petr Král pour l’ensemble de son œuvre qui comprend, en langue française, une trentaine de volumes : poésie, prose, essais sur la littérature, l’art et le cinéma, anthologies… À cette occasion, il publie son dernier recueil de poèmes, Accueillir le lundi, aux éditions Les Lieux-Dits.


Petr Král, Accueillir le lundi. Éditions Les lieux-Dits, 110 p., 15 euros.


Petr Král est l’un des poètes les plus singuliers de sa génération, qu’il faut absolument découvrir ou redécouvrir. Là où certaines modes littéraires ont aujourd’hui tendance à privilégier la « poésie performance », avec sa gestuelle verbale qui ne manque pas toujours d’intérêt, mais qui se veut trop souvent spectaculaire, Petr Král préfère s’attacher aux petits riens de la vie quotidienne qui, sous la lumière feutrée de son écriture, deviennent poésie. Cela tient sans doute à sa langue d’origine, le tchèque, qui tend naturellement à l’expression concrète et dont ont su jouer, généralement avec humour, les poètes de cette culture, comme l’illustrent les anthologies publiés par Král, dont Le surréalisme en Tchécoslovaquie et La poésie tchèque contemporaine, chez Gallimard.

Ce poète, qui a vécu en France de 1968 à 2006 et qui a aussi la nationalité française, introduit dans notre langue qu’il maîtrise parfaitement ce sens du réel que, dans notre culture, nous n’avons que trop tendance à métamorphoser par une pratique excessive de l’imagination. Ce n’est pas que, dans l’œuvre de Král, il n’y ait pas d’imaginaire, loin s’en faut, mais celui-ci fait partie intégrante de la réalité et en jaillit presque spontanément, du moins sous sa plume. Il aime à aborder le monde selon certains angles, comme à partir d’un pont, d’une passerelle ou encore d’une arrière-salle ainsi qu’il le fit naguère dans l’un de ses plus beaux textes : Sentiment d’antichambre dans un café d’Aix, publié chez P.O.L. Rien d’abstrait dans sa démarche. Certes, il se dit « métaphysicien », mais la métaphysique qu’il s’invente ne saurait s’inscrire dans la définition classique d’un au-delà de la physique, bien au contraire : elle est immanente et il appartient au regard de la faire jaillir des choses et de leurs relations réelles.

On l’aura compris, cette métaphysique expérimentale, qui tient compte de l’épaisseur de la matière, de sa diversité, et en même temps qui implique une distanciation par le rire, une sorte de « Gai Savoir », nécessite une initiation : c’est une autre manière de voir, et même une autre façon d’être au monde. De cet apprentissage, d’ordre poétique mais dont on peut tirer toute une psychologie, voire une sociologie d’un nouveau genre, Petr Král nous en a livré les clés dans ces livres essentiels que sont Notions de base et Vocabulaire, tous deux publiés par Flammarion. Il suffit de citer au hasard quelques titres des textes qui les composent pour se faire une idée de l’ampleur de la démarche : « la valise », « le train », « les lavabos », « le marché », l’hôtel », « la pluie », « le vide », « les toits », « la fenêtre », « le mannequin », « le tournant », « le topinambour », « le roman », « le rasage », « le soulagement », « le barman »…

Cette approche, Král l’a aussi appliquée à la peinture, et au cinéma en collaborant à la revue Positif et en consacrant deux livres au burlesque, publiés aux éditions Stock et qui ont été salués naguère par la critique comme des ouvrages importants : Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème et Le(s) Burlesque(s) ou Parade des somnambules. Tel un détective, il mène aussi son « enquête sur des lieux », titre d’un de ses livres, publié chez Flammarion. Il a ainsi constitué au fil du temps ce qu’il faut bien appeler une mythologie personnelle dont la poésie, au sens d’une certaine forme de sensibilité au réel, est le fil conducteur.

L’œuvre poétique proprement dite de Král, telle qu’il l’exprime dans ses poèmes, est vaste et se donne à découvrir, dans le domaine français, dans une dizaine de volumes. À la lecture, elle apparaît plus visuelle que sonore et relève presque de la peinture, mais celle d’un peintre qui utiliserait principalement toutes les nuances du gris, ce qui nous renvoie à une certaine manière de regarder le monde qui est caractéristique de cet auteur. Dans son dernier livre, Accueillir le lundi (éditions Les Lieux-Dits), qui vient matérialiser le prix Jean Arp qui lui a été décerné pour toute son œuvre, il poursuit son voyage dans la réalité telle qu’il la ressent. Plutôt que de s’en faire l’écho et de dénaturer les poèmes, le mieux est d’en citer un extrait :

« Faut-il plutôt faire la rugosité des saules le bruissement et
l’éclat qui accrochent le bord (le contour) des feuilles
pénétrer le tout même le soupir
laisser l’éclair s’imprégner de rivière tour à tour de
l’humidité des chaînes et du raclement de la pierraille
jusqu’à ce qu’il enfle et se désagrège tout seul en plein jour

Qu’est-ce qui doit perdre son nom
et en quoi pour que la chose soit là
imprégnée de nous-mêmes
Pour que le nom dans le corps soulève la journée »

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