Dans les arcanes du marché de l’art

Alain Quemin est un sociologue bien formé et bien informé. Ancien étudiant de Raymonde Moulin, pionnière de la sociologie de l’art, il est depuis longtemps intégré au monde des galeries qu’il étudie, comme critique au Journal des Arts et « ami » de nombreux galeristes. Une double position assumée, gage, selon lui, de la qualité des informations sur lesquelles se fonde son étude.


Alain Quemin, Le monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation. CNRS Éditions, 472 p., 28 €


Le seul écart notable d’Alain Quemin vis-à-vis de l’héritage de Raymonde Moulin, disparue en 2019 et à la mémoire de laquelle son livre rend un hommage appuyé, tient justement au fait qu’elle « est restée une observatrice extérieure », là où lui revendique de recourir « à l’observation participante (ou même à la “participation observante”) ». Ce « positionnement de professionnel intégré au marché de l’art », souligne Quemin, a « changé [son] rapport au terrain » et sensiblement amélioré « la qualité des informations recueillies », y compris lorsque ces dernières ne coïncidaient pas avec celles issues d’entretiens formels, décalage constituant à ses yeux « une information en tant que telle ».

Le monde des galeries, d'Alain Quemin : les dessous du marché de l’art

Paris © Jean-Luc Bertini

Une méthode dont on pressent toutefois les limites lorsque le sociologue donne pour exemple la situation suivante : « “Oh, vous savez, galeriste, c’est un métier où l’on ment beaucoup !”, nous confiait ainsi, amusée, une galeriste lors d’une conversation conviviale menée sur un ton badin. » En dépit du commentaire qui l’assortit, la confidence n’est pas exactement ce qu’on appelle un scoop, même dans le champ de la sociologie. Guère plus, en réalité, que les nombreuses observations (au demeurant assez drôles) que formule Quemin à propos du « rôle facilitateur souvent joué par l’alcool pour libérer la parole ». On aurait d’ailleurs aimé que l’auteur fît boire davantage quelques-uns de ses interlocuteurs, dont la parole paraît fort peu libérée lorsque la conversation en vient à certains sujets, comme celui du soutien financier réel ou supposé apporté par François Pinault à la galerie d’Emmanuel Perrotin. L’auteur lui-même conclut qu’en cette matière « il convient de prendre les faits rapportés au conditionnel et de les considérer avec prudence ».

Quemin démontre pourtant que l’arrivée de ces backers influents a singulièrement accéléré la transformation capitalistique du marché de l’art contemporain au cours de la dernière décennie. Si celui-ci n’émerge que dans les années 1980, et monte en puissance à mesure que les institutions publiques perdent leurs crédits d’exposition au profit du secteur privé (à travers les opérations de mécénat et le soutien des fondations et des galeries), c’est seulement dans les années 2010, relève Quemin, que « l’exacerbation de la concurrence […] s’est traduite par un double mouvement de concentration et de croissance des galeries ».

Un phénomène dont rend assez bien compte la géographie parisienne des grandes galeries d’art contemporain, qui, ces derniers temps, se sont presque toutes redirigées vers l’ouest de la capitale tout en poursuivant leur développement à l’international. Paradoxalement donc, la croissance bien réelle de l’internationalisation du monde de l’art contemporain occulte « des phénomènes de concentration territoriale extrêmement marqués », si bien, prévient Quemin, que « la globalisation entendue au sens d’une diffusion égalitaire à l’échelle de la planète entière demeure un mythe ».

Autrement dit, le rééchelonnement mondial de l’art contemporain ne corrige en rien les déséquilibres qui structurent depuis longtemps son marché. Il les renforcerait plutôt, tant au niveau des pays qu’à celui des villes, y compris lorsqu’elles se trouvent « largement démunies d’écosystème artistique », comme Salzbourg, Gstaad ou Saint-Moritz, pourvu qu’elles permettent aux galeries de « se rapprocher de leurs clients les plus fortunés ». Un même entre-soi se maintient parmi ceux avec lesquels lesdits clients font affaire, là encore pour des raisons évidentes d’économie. S’« il est très rare que les vendeurs soient issus d’un milieu populaire », ainsi que le constate Quemin, c’est en effet que « toute une partie des compétences mobilisées par les galeristes est issue du milieu social d’origine, de la socialisation familiale ».

Le monde des galeries, d'Alain Quemin : les dessous du marché de l’art

Parmi ces compétences, outre celle de savoir boire avec distinction, la plus déterminante consiste, pour le vendeur qui se fait appeler « directeur », à déplacer le registre discursif de la vente vers celui de « l’amour partagé de l’art », scellant de cette façon la requalification du client en « ami ». Le sociologue analyse en ce sens combien « l’amitié constitue une valeur très importante dans le monde social des galeries », dans la mesure, écrit-il, où « il s’agit d’un construit social qui permet à cet univers de fonctionner au mieux ». Y compris dans leurs relations avec les journalistes spécialisés, ce qu’est aussi Quemin. Il devient par conséquent difficile de ne pas se demander si, en invoquant les longues amitiés qui le lient à divers galeristes, l’auteur n’entre pas dans le jeu de l’institution qu’il étudie, nonobstant la valeur des renseignements obtenus par ce biais. (Dans ces conditions, il serait vain, en effet, d’arguer qu’on n’est pas dupe du genre d’amitié entretenu pour les besoins de l’enquête dans un milieu où n’être pas dupe compte parmi les règles les plus élémentaires.)

La question se pose avec plus d’acuité encore lorsque l’auteur aborde les relations particulièrement asymétriques caractérisant le journalisme d’art. Quemin rappelle que « la dépendance des journalistes et critiques envers le marché est d’autant plus forte qu’il existe un véritable excédent d’offre » tirant leur rémunération vers le bas. Si cette conséquence est connue, elle trouve dans les milieux artistiques plusieurs formes de résolution qui le sont sans doute moins. Sur le plan individuel, d’aucuns usent ainsi de leur « fonction de journaliste et critique […] comme carte de visite et pour accéder à une autre activité beaucoup plus rémunératrice », quand les « journaux de la presse artistique » ont pris l’habitude délétère de « se défausser des coûts liés au travail des journalistes sur les galeries qui deviennent alors de facto de quasi-commanditaires ».

Compte tenu de son statut d’universitaire, on conçoit que l’auteur échappe à ce dévoiement du métier ; vu sa fonction de journaliste, on aurait pu attendre qu’il en produisît une critique d’autant plus avertie qu’elle eût été formée par lui de l’intérieur. Une part critique que Quemin préfère manifestement réserver à une tout autre entreprise : l’élaboration d’un palmarès des « meilleures » galeries d’art contemporain fondée sur une méthodologie qu’il veut la plus rigoureuse possible – une rigueur certainement exemplaire si on la juge au degré de détails qui en caractérise le très long exposé. En préambule, le sociologue se dit tout à fait conscient que les professionnels se rueront sur ces chapitres au risque de délaisser le reste du livre ; les amateurs ne pourront malheureusement pas en dire autant.

Une anecdote les retiendra sans doute davantage. Elle concerne une riche cliente connue pour ses largesses et réputée pour sa sottise, dont un galeriste se plaint du manque de savoir-vivre et de l’inconvenance des manières. En l’écoutant, Quemin comprend que « les interventions de cette collectionneuse sont d’autant moins bien vécues qu’elle met au jour une réalité qui devrait rester voilée : elle attend certains égards comme un dû alors que ce monde social se pare des atours de la gratuité ». Ce qu’en revanche il feint de ne pas apercevoir, c’est la troublante analogie que recèle le comportement de cette dame avec sa propre attitude d’insider devant adopter, au moins à l’heure d’écrire, celle de l’outsider. Il faut dire que le sociologue se verrait alors dans l’obligation de reconnaître à la bêtise bien placée un pouvoir de révélation du fait social qui, dans certains cas, devance la puissance d’intellection de sa discipline, si introduite soit-elle.

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