Autour de la rue Saint-Claude

Le vif de l’art

En attendant Nadeau, journal de la littérature et des idées, est aussi, depuis sa création, journal des arts, de tous les arts. Paul Bernard-Nouraud visite des galeries d’art, à la recherche de matières à voir et à penser dans la vaste actualité des expositions. Première exploration dans le Marais parisien, rue Saint-Claude et rue de Turenne, chez ETC et Perrotin.


Galerie ETC. 28, rue Saint-Claude, 75003 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h

Galerie Perrotin. 76, rue de Turenne, 75003 Paris. Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h


Rue Saint-Claude (Paris) – Accroché au mur blanc de la galerie ETC, dès l’entrée, un vaste triptyque noir, de plus de deux mètres sur quatre, passe presque instantanément pour une composition de Pierre Soulages. Intitulée Lignes-Report, datée de 1977, elle est en réalité l’œuvre d’un autre peintre, Jean Degottex. Mais, en la regardant d’un peu plus près, elle permet de préciser en quoi consiste justement la manière de peindre de Soulages, et combien celle de Degottex s’en démarque.

Le vif de l'art : autour de la rue Saint-Claude, à Paris

Jean Degottex, Lignes-Report (1977) © Galerie ETC

Soulages obtient en effet son fameux outrenoir par un lissé de matière, une modulation de la pâte suscitant des stries, s’approfondissant quelquefois en sillons, s’étalant autrement en aplats qui forment des repos pour l’œil aussi bien que pour la lumière. La surface, tantôt fluide tantôt ridée, demeure ainsi toujours propice aux réflexions qui déjouent la noirceur, si l’on peut dire, de la peinture-pigment qu’il élabore, de sorte qu’une toile de Soulages reste opaque, jusqu’en ses reflets.

Degottex, quant à lui, semble se défier d’eux, alors même qu’il recherche autre chose aussi que la transparence. Son noir n’est pas strié ; il est parcouru de lignes qui entament son étendue, l’allègent, le délestent sans le léser – sans à-coup, sans dévier, avec une régularité horizontale, équanime d’un bord à l’autre en se poursuivant en travers des trois toiles juxtaposées ; sous l’insistance du lignage, chacune tressaille légèrement, libère des tons, jusqu’au brun, dépose son image, récupère une consistance ; l’œuvre se décompose ainsi, patiemment se désœuvre, accède à une pâleur inattendue ; le trait même se perd alors, comme si l’on pouvait ébrécher une trame tissée, il reprend cependant son cours, courte éclipse, saut de ligne et retour. Ce point d’intensité sans éclat où figures et supports se confondent, Degottex le qualifie de « traits-fonds ».

Dans l’un de ses recueils de poèmes, Tréfonds du temps (Unes, 2013), le critique d’art Maurice Benhamou fit bon accueil à ces « monotraces », comme on dirait de monochromes, ce qu’elles sont aussi : de brèves marques d’encre de Chine, versions réduites de la série ETC que réalisa Degottex entre 1964 et 1967, et qui donna son nom à la galerie de la rue Saint-Claude. Les fils et petit-fils de Benhamou l’ont fondée il y a deux ans et c’est en hommage à l’esthète disparu l’an dernier qu’ils ont accroché le grand Degottex à l’entrée, parmi d’autres œuvres qu’il aimait.

Le vif de l'art : autour de la rue Saint-Claude, à Paris

III,  série « Excessive butter » de Gabriel Rico (2019) © Diego G. Argüelles/Avec l’autorisation de l’artiste et Perrotin

Toutes ont en commun d’entretenir une proximité certaine avec deux notions sur lesquelles Benhamou est beaucoup revenu, d’autant plus qu’elles désignent en quelque sorte deux modes qu’a la peinture d’échapper à elle-même, d’extravaguer à partir de sa matérialité sans y renoncer pour autant. « La couleur tensive », écrit-il dans un bref essai éponyme (Cadex, 2003), correspond ainsi à la « force de surgissement de la couleur, distinguée de la surface colorée », tandis que « l’espace plastique » se distingue de l’espace pictural en tant qu’il provoque cette « expérience du vertige ou du tressaillement ou de l’excitation ou bien de la jubilation que peut procurer un tableau ».

L’œuvre n’abandonne ainsi « à la photographie que ce qui lui est inessentiel », observe Benhamou dans Le visible et l’imprévisible (L’Harmattan, 2006), réservant à la rencontre physique et visuelle la part d’elle qui ne peut se reproduire, seulement s’éprouver. Celle qui peut-être aujourd’hui demande à se découvrir à nouveau : l’insubstituable, intime, infime poids de son existence détachée de l’image que son absence avait jusque-là laissée d’elle – à distance – et qu’il s’agit à présent de retrouver.

Impasse Saint-Claude (même ville) – Sans doute serait-il trop systématique de déduire des hypothèses de Maurice Benhamou que le degré de photogénie d’une œuvre d’art plastique permet d’en apprécier la qualité, même s’il faut bien admettre que cet axiome se vérifie à quelques pas seulement du lieu où l’on rappelle sa mémoire. La galerie Perrotin, sise rue de Turenne et au fond de l’impasse Saint-Claude, offre effectivement quelques exemples de pièges à déclic permettant d’entrer en possession d’une jolie image à diffuser rapidement.

Le vif de l'art : autour de la rue Saint-Claude, à Paris

II Mural, série « Reducción objetiva orquestada (2016-2021) » de Gabriel Rico (2020) © Diego G. Argüelles/Avec l’autorisation de l’artiste et Perrotin

Gabriel Rico a ainsi disposé en guise d’appâts, à même le sol ou sur les cimaises des premières salles de la galerie, quelques rebuts ravis à la rue, un ou deux animaux empaillés et une provision d’or effeuillé suffisante pour en signaler habilement la fonction luxueuse. Aux étages, les menues huiles sur panneau qu’a rapportées Jean-Philippe Delhomme de son séjour à Los Angeles paraissent plus modestes, n’était leur nombre, mais elles procèdent d’un même esprit. Leur naïveté affichée assure que leur auteur n’est pas dupe des clichés de voitures et de camions américains qu’il transpose en peinture, que leur ironie même est simulée, mais il y a manifestement quelque chose de piégeux à prendre pour de la lucidité l’indifférence que l’on croit feindre.

Le piège se referme d’ailleurs bel et bien en descendant vers l’annexe de l’impasse Saint-Claude, où la galerie Perrotin accueille une exposition collective de galeristes (sept) et d’artistes (vingt) rassemblés sous un titre qui s’avère, en l’occurrence, passablement tautologique : « Restons unis ». Parmi des propositions qui ne sont pas toutes sans intérêt, une en est toutefois spécialement dépourvue qui consiste pour l’artiste Zevs, qui en a fait sa marque de fabrique, à « liquider » la Covid-19. Métaphoriquement s’entend, puisqu’il s’agit de peindre le nom du mal en haut d’une toile blanche en faisant couler sur elle l’acrylique noir de la lettrine vers le bas. Le tour de force consiste, semble-t-il ici, à ne rien tacher ; c’est beau comme un code-barre, clair comme un logo, et il y a effectivement quelque chose d’admirable à avoir su trouver si tôt la synthèse de l’événement et le moyen de l’oublier.

Cela dit, que les expositions d’art contemporain ressemblent aujourd’hui à celles d’hier n’a rien pour étonner. Le dynamisme que revendiquent beaucoup de marchands masque souvent difficilement l’inertie qui garantit nécessairement leur fonds de commerce. Les artistes, de leur côté, ne réagissent pas à l’événement avant qu’il ne survienne, comme on se prend parfois à l’espérer, mais d’après lui, même lorsqu’il n’en finit pas de survenir. C’est sans doute ce qui explique que des œuvres de circonstance se trouvent en porte-à-faux avec les temps qui courent ; et que d’autres réinstaurent, depuis leur passé profond, une relation inactuelle dont le temps présent ressent un infini besoin.

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