Flora Tristan, à l’avant de son temps

Oubliée, Flora Tristan ? Certes non, tant elle est à l’avant de son temps. Si le premier XIXe siècle, auquel elle appartenait, a tout fait pour étouffer dans l’œuf sa révolte de femme libre et les promesses dont elle était porteuse, les historiens, les poètes, les romanciers, ont ressuscité dans sa fulgurance une figure de pionnière qui nous est aujourd’hui proche. Faute d’être portée par l’ardeur des découvreurs ou la production de documents inédits, la biographie proposée par Brigitte Krulic, informée mais sans relief, laisse le public sur sa faim.


Brigitte Krulic, Flora Tristan. Gallimard, coll. « Biographies », 384 p., 21,50 €


Il fallait chez une déclassée un fier tempérament pour faire des handicaps qu’elle cumulait une raison de sortir de l’anonymat et pour mettre la société face à ses contradictions. La société dans laquelle Flora Tristan naît à Paris, en 1803, est strictement verrouillée. Le Code civil, promulgué l’année suivante, quelques jours avant le sacre de Napoléon, scelle la primauté de l’homme sur la femme. Il dresse en modèle la cellule familiale, redevenue indissoluble et placée sous la ferme autorité de l’homme.

Flora Tristan, de Brigitte Krulic : une femme à l'avant de son temps

Portrait de Flora Tristan paru dans « Le Charivari » le 22 février 1839 © D.R.

Que faire lorsque le mariage des parents a uni en Espagne, au temps de la Révolution française, un noble péruvien, Mariano de Tristán, officier et sujet à cette date de la couronne espagnole, et une petite bourgeoise parisienne, sans qu’aucun cadre juridique ait été respecté ? La loi espagnole exigeait que l’officier sollicitât l’autorisation du souverain, et la cérémonie religieuse effectuée à Bilbao, au domicile de la mariée, n’avait aux yeux de l’État français aucune valeur civile. La mort brutale du père, à Paris, en 1807, fait de l’enfant une bâtarde, flétrissure irréparable en France comme au Pérou. Épreuve supplémentaire, la vie privée s’assombrit du mariage, encouragé par la mère, qui unit, à la veille de ses dix-huit ans, une jeune fille de grande beauté, mais sans éducation ni ressources, au patron de l’atelier de dessin dans lequel elle a été placée comme apprentie coloriste. L’union s’avère rapidement mal assortie, et André Chazal jette à la rue, quatre ans plus tard, sa jeune épouse, déjà mère de deux enfants et enceinte d’un troisième. Elle ne reprendra pas la vie commune, mais reste pour longtemps sous la domination du mari, puisque le divorce n’existe pas. Flora Tristan n’obtiendra qu’en mars 1838 la décision de justice qui prononce la séparation de corps, quelques mois avant le geste criminel de Chazal, qui tente de tuer sa femme en plein Paris.

C’est là la face privée de l’existence. Flora Tristan n’a pas attendu pour prendre son essor et intervenir dans la vie publique, littéraire et sociale. L’œuvre soulève des questions universelles qui engagent l’avenir. Publié en 1837, aux temps des indépendances sud-américaines, Pérégrinations d’une paria en fournit une illustration immédiate. La voyageuse était partie en quête de reconnaissance de la part de sa famille péruvienne. Éconduite par un oncle juriste, fixé sur la lettre de la loi qui la désigne née hors mariage, et donc fille illégitime, Flora Tristan se fait enquêtrice et écrivaine. Son livre apporte un témoignage de première main sur la société péruvienne et les structures traditionnelles dont est prisonnier le jeune État qui s’est choisi des institutions républicaines en conflit avec son conservatisme.

Flora Tristan, de Brigitte Krulic : une femme à l'avant de son temps

Trois ans plus tard, l’enquêtrice sociale se penche avec Promenades dans Londres sur l’Angleterre, observatoire privilégié des fractures induites par la société industrielle naissante. En 1843-1844, elle sillonne les routes de France, en messagère d’un projet mûrement réfléchi : L’Union ouvrière, brûlot qu’elle a fait imprimer par souscription et diffuse à chaque étape, vise à faire advenir pacifiquement une société qui ne repose plus sur l’exploitation des travailleurs, et établisse l’égalité des hommes et des femmes. Utopie certes, mais que Flora Tristan veut arracher au registre de l’inaccessible, et s’emploie à mettre en œuvre, sans se laisser abattre par les innombrables rebuffades qu’il lui faut essuyer. Elles viennent, comme on pouvait s’y attendre, de la police, mais aussi, et la résistance est plus dure à encaisser, des écoles réformatrices qui campent sur leurs positions, voire des ouvriers eux-mêmes, victimes de l’esclavage dans lequel ils sont tenus, quand ils ne sont pas piqués dans leur ego que l’initiative vienne d’une femme.

Brigitte Krulic inscrit son livre dans les marges des écrits de Flora Tristan et de sa correspondance qu’elle éclaire d’une connaissance approfondie de l’époque. Si une sympathie lucide guide le propos, le manque de fermeté des premières lignes étonne, qui s’interrogent à la face du lecteur sur l’identité problématique d’une femme pour laquelle on hésiterait entre plusieurs appellations : « Flore, Madame Chazal, Flora Tristan, Mademoiselle Flora, Florita ». Or, s’il est bien une chose sur laquelle elle n’a cessé de tenir, c’est précisément son identité, quels que soient les visages auxquels on a voulu l’assujettir. Il lui a fallu parfois s’avancer masquée, on le sait. Elle a caché sur le bateau qui l’emmenait vers le Pérou son identité de femme mariée. Son mari et l’avocat de ce dernier, au moment du procès qui lui était intenté pour tentative de meurtre sur sa femme, le lui ont suffisamment reproché, jusqu’à en tirer argument pour la présenter en femme de mauvaise vie. Si elle habillait son propos d’un vocabulaire religieux librement inspiré du christianisme et tributaire de l’époque, Flora Tristan n’a cessé de défendre sa singularité et la force qui l’animait. À cet égard, le portrait choisi pour la couverture, dont la colorisation accentue le caractère romantique, éloigne inutilement le personnage en gommant les contradictions et la fermeté qui font d’elle notre contemporaine.

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