Les « nomades » et l’État : discriminations et résistances

La manière dont l’État a traité les populations définies comme « nomades » est un pan méconnu de l’histoire de la France contemporaine. Lesdits « nomades », français dans leur grande majorité, se sont vus réduits, depuis la loi du 16 juillet 1912 et jusqu’à nos jours, à un statut de citoyens de seconde zone, sans cesse contrôlés et constamment soupçonnés. Dans un livre aussi passionnant que documenté, Lise Foisneau et Valentin Merlin reviennent sur cette histoire en croisant une historiographie rigoureuse avec une approche anthropologique issue d’un « terrain » qu’ils connaissent bien : ils vivent en caravane depuis 2015 au sein de divers collectifs roms de Provence, avec le statut administratif de « gens du voyage ».


Lise Foisneau, en collaboration avec Valentin Merlin, Les nomades face à la guerre (1939-1946). Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 272 p., 25 €


De l’automne 1939 à l’été 1946, les « nomades » ont été « astreints à résidence » et internés en France dans des camps par le gouvernement de la IIIe République, par le régime de Vichy puis par le Gouvernement provisoire de la République française. Les mesures discriminatoires qu’ils ont subies révèlent un consensus quant au traitement de cette population par des pouvoirs étatiques pourtant opposés. Depuis, cet épisode honteux de notre histoire n’a pas ému grand monde puisqu’il a fallu attendre la déclaration du président Hollande du 29 octobre 2016 pour que ce drame soit enfin dénoncé par la plus haute autorité de l’État. Sur un plan académique, la persécution des Tsiganes par les nazis avait commencé à être étudiée dès les années 1970, notamment par Henriette Asséo, mais il fallut attendre les années 1980 pour que, en France, Jacques Sigot tout d’abord, puis, dans les années 2000, Marie-Christine Hubert et Emmanuel Filhol, entre autres, mènent des travaux d’historiographie essentiels sur cet épisode tragique de la vie d’un grand nombre de personnes définies comme « nomades ».

Les nomades face à la guerre (1939-1946), de Lise Foisneau

Roms entourés par des gendarmes à Noyon (Oise). Archives départementales de l’Oise, 2 UP 584 © D. R.

Dans la continuité de ces études, Lise Foisneau apporte un regard neuf qui s’ancre dans les nombreux échanges qu’elle a pu avoir avec des descendants des internés, observant dans un premier temps que bien des gens du voyage continuent à se rendre sur les lieux où furent internés leurs ancêtres, et vont parfois jusqu’à y résider. D’autre part, écrit-elle, l’évocation de la guerre revient très souvent dès qu’il y a une situation conflictuelle avec les forces de l’ordre, des gestionnaires de terrain ou des employés de préfecture. « On devrait faire quelque chose un peu pour nous », s’exclame ainsi, en 2015, une voyageuse obligée de faire contrôler son carnet de circulation dans une gendarmerie : « On devrait nous enlever les carnets de merde, là. […] Depuis qu’on a seize ans, on doit aller pointer comme ça, comme des voleurs, tous les trois mois. Depuis la guerre. Ils les ont enlevés à tous les Juifs, mais nous on les a encore. Faut qu’on aille pointer comme des pointeurs tous les trois mois. Et puis, faut leur faire des sourires […] Parce qu’on n’est pas des races comme tout le monde, nous. On n’est pas considérés comme tout le monde ».

Le titre de l’ouvrage, « Les nomades face à la guerre », est explicite. En effet, d’une part, et contrairement à la plupart des travaux portant sur cette question, il y est mentionné qu’il s’agit de « nomades » et non pas de « Tsiganes ». D’autre part, la locution « face à » signifie que les victimes de ces exactions ne sont pas restées dociles, mais ont au contraire déployé de très nombreux actes de résistance pour échapper au sort qui les attendait. Définie par la loi du 16 juillet 1912 selon des critères relevant à la fois d’un mode de vie itinérant et d’un « caractère ethnique particulier aux romanichels, bohémiens, tziganes, gitanos » (décret du 16 février 1913), la catégorie « nomade » rassemblait de nombreux individus, pour la plupart citoyens français, identifiés de manière ambiguë par leur mode de vie itinérant autant que par leur « caractère ethnique ». C’est donc au nom de cette classification administrative, mais qui s’avère être aussi raciale, que la Troisième République agonisante a commencé, dès l’automne 1939 et sous la pression de l’état-major, à placer en résidence différents groupes de nomades, soupçonnant qu’ils pourraient se livrer à des activités d’espionnage.

Les nomades face à la guerre (1939-1946), de Lise Foisneau

Plan provisoire du camp d’internement pour nomades de Saliers, daté du 25 septembre 1942. Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 76 © D. R.

Le 6 avril 1940, un décret signé par le président Lebrun interdisait la circulation des nomades sur l’ensemble du territoire et les assignait à résidence, arguant là encore du fait que ces personnes seraient susceptibles de renseigner l’ennemi. Des lieux surveillés par la police devaient alors leur être affectés dans chaque département, et des peines d’emprisonnement prononcées en cas d’infraction à ces dispositions. Dès lors, on perçoit toute l’ambiguïté de ces mesures qui, sous couvert de fixation de personnes itinérantes, laissaient transparaître des a priori profondément racistes qui assignent les nomades à être, par essence même, soupçonnés de manquer de solidarité nationale. Lise Foisneau souligne que l’internement consécutif à l’occupation allemande des nomades dans des camps surveillés par des agents français avait déjà été mis en place en certains lieux pour les réfractaires à l’assignation à résidence. En ce cas, nulle rupture nette entre la politique de la Troisième République et celle des Allemands durant l’Occupation.

Le livre rappelle la façon dont certains nomades ont aidé des Juifs à s’évader pendant la guerre, et leur rôle dans la Résistance, dans la lignée du témoignage de Jan Yoors, La croisée des chemins. La guerre secrète des Tsiganes, 1940-1944. Là encore, le travail de Lise Foisneau abonde en relevés d’archives et en témoignages montrant l’implication de nomades, que ce soit à travers leur adhésion à certains groupes de maquisards, notamment dans le Vercors, ou par leurs nombreuses aides ponctuelles – aller récupérer du matériel parachuté, ou héberger d’urgence des combattants. Mais il y a plus, et ceci est peut-être l’argument principal de ce livre : on ne peut rabattre la résistance des nomades durant la guerre uniquement sur des faits d’armes au sein de maquis. S’il y a eu résistance, c’est surtout à travers une constante tentative d’échapper à l’enfermement, que ce soit en résidence ou dans les camps, de fuir les humiliations quotidiennes causées par l’attitude des gardes, de résister à la faim tenace, ces lieux n’ayant peu ou rien de prévu pour nourrir ces populations, de remédier au manque d’hygiène, à la perte du peu de biens qu’ils possédaient. Autant d’actes qui, bien que considérés par la justice à la Libération comme relevant du droit commun, doivent être tenus pour politiques, puisque s’opposant à un décret inique, celui du 6 avril 1940, et d’une manière plus générale au régime auquel les nomades étaient astreints depuis 1912.

Les nomades face à la guerre (1939-1946), de Lise Foisneau

Télégramme daté du 10 mai 1946 annonçant l’annulation du décret du 6 avril 1940 © D. R.

On pourrait penser que la Libération a ouvert les portes des camps et restauré dans leur dignité les nomades internés ou mis en résidence. Il n’en a rien été, les excités de l’épuration voyant en ceux-ci d’excellents boucs émissaires. C’est ainsi que certains nomades furent fusillés, au prétexte que le dialecte romanès qu’ils parlaient entre eux, du manouche, comprenait de nombreux mots allemands. Et donc, en toute illogique… Il fallut attendre encore un an pour que le Gouvernement provisoire annonce par voie de télégramme l’annulation du décret d’assignation à résidence, tout en maintenant les contraintes liées à la loi du 16 juillet 1912 et en incitant les autorités locales à conserver « la stabilité acquise de certains nomades ».

Pour réaliser cette étude, Lise Foisneau et Valentin Merlin ont épluché un nombre impressionnant d’archives départementales recueillies sur une grande partie du territoire, traces qu’ils communiquaient au fur et à mesure aux descendants des victimes pour des échanges devenant eux-mêmes la source de nouvelles recherches. Voilà qui relève d’une belle démarche à la fois anthropologique et historique !

Un dernier chapitre nous instruit sur les préconisations de la Commission interministérielle pour l’étude des populations nomades, instituée en 1949 : mise en place d’une politique d’aide sociale (avec un paternalisme assumé), fin d’un « nomadisme incessant », scolarisation des enfants grâce à des « classes spéciales », appel à des assistantes sociales « spécialisées si possible », maintien de la loi de 1912, soit autant de directives prises sans l’avis des intéressés et qui, mis à part la loi de 1912 abrogée en 1969, ont toujours cours aujourd’hui. Les nomades face à la guerre est donc un livre d’histoire, un livre d’anthropologie, mais il relève également des sciences politiques et de l’actualité. Sa lecture permet de mieux comprendre la situation actuelle des gens du voyage en France, héritée de cette période, et de bien saisir l’origine des propos haineux qui sont actuellement publiquement émis à leur encontre par certaines personnalités politiques.

Tous les articles du n° 145 d’En attendant Nadeau