Les variations Mahler

Le lecteur qui découvre le nouveau roman de l’écrivain autrichien Robert Seethaler s’attend à un livre centré sur l’œuvre d’un illustre compositeur. Le nom de Gustav Mahler apparaît certes dès la première phrase mais on n’apprendra pas grand-chose sur la création musicale dans ce qui s’apparente plutôt à une variation sur le thème de La mort à Venise. Passée la petite déception initiale, on se prend au jeu.


Robert Seethaler, Le dernier mouvement. Trad. de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes. Sabine Wespieser, 128 p., 15 €


Lorsque Thomas Mann a écrit La mort à Venise, son héros était un écrivain. Il en est allé de même quand Benjamin Britten en a tiré son opéra Death in Venice. Décidé à adapter ce roman au cinéma, Luchino Visconti a fait du romancier un compositeur, ce qui lui permettait de donner à entendre le travail du créateur. Il choisit pour cela la musique de Mahler, un compositeur désormais bien connu d’un large public mais que ce film fit découvrir encore plus largement et mit à la mode il y a un demi-siècle. Plus fréquenté que le roman, ce film a donné à croire que le héros malheureux de cette mort vénitienne n’était autre que Mahler lui-même.

Le dernier mouvement, de Robert Seethaler : les variations Mahler

Robert Seethaler (février 2022) © Jean-Luc Bertini

S’il est un compositeur mort à Venise vers la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle, ce n’est pas Mahler, mort à Vienne en 1911 et pas du choléra, mais Wagner, mort en 1883 – à propos de qui on ne pouvait évidemment rien imaginer de semblable à ce que raconte Thomas Mann. Le choix de Visconti était tout à fait justifié, sinon par ce qu’avait vécu Gustav Maher, du moins par la tonalité particulière de sa musique, qui était propre à illustrer le trouble de Gustav von Aschenbach.

Même si Thomas Mann n’a jamais caché qu’il s’était représenté lui-même dans le personnage d’Aschenbach, y compris dans sa trouble attirance pour le bel adolescent Tadzio, il a aussi pensé à Mahler, mort une semaine avant son propre voyage à Venise. Et La mort à Venise a été rédigé dans les mois qui ont suivi ce décès. Son héros porte le même prénom que Mahler, dont il a l’apparence physique ; si celui-ci n’est pas veuf à l’heure de sa mort, il est quinquagénaire lui aussi. Le choix musical de Visconti allait donc de soi. En évoquant ses propres émotions vénitiennes, Thomas Mann pouvait avoir aussi pensé à Mahler, quoique de manière moins brutale que ce qu’il devait faire longtemps après à propos de Schönberg, caricaturé dans Doktor Faustus.

Il est difficile de ne pas penser à ce livre, à cet opéra, à ce film, quand on lit le petit récit de Seethaler explicitement consacré au « dernier mouvement » de Mahler. Il ne s’agit pas de porter une accusation de plagiat : on est plutôt devant un bel exemple d’intertextualité, une variation sur un thème connu. L’auteur paraît s’être inspiré de certaines scènes du livre, de sa composition d’ensemble, pour l’appliquer à Mahler. Les scènes sur le pont du grand navire évoquent celles au bord de la mer, au Lido. Aschenbach est sensible à l’incarnation de la beauté qui trouble en lui le romancier apollinien. Le Mahler de Seethaler n’éprouve pas ce genre d’émotion devant le jeune garçon chargé de lui apporter son thé et, il l’avoue, de prendre soin de lui, quinquagénaire qui, comme le héros de Thomas Mann, se sent vieux et malade. Mais le lecteur qui se souvient de La mort à Venise s’attend à quelque chose de ce genre et la réminiscence du livre-modèle contribue largement au suspense qui dirige la lecture.

Le dernier mouvement, de Robert Seethaler : les variations Mahler

Gustav Mahler photographié par Moritz Nähr dans le hall de l’Opéra de Vienne (1907) © Gallica /BnF

Durant tout le livre de Seethaler, le lecteur s’attend à la mort du héros, que le romancier a l’habileté de ne pas raconter. Il pouvait d’autant plus aisément éviter ce morceau de bravoure qu’il le déplace vers la mort de Maria, la fille aînée de Mahler morte à cinq ans d’une diphtérie, dont les parents et la petite sœur Anna fêtent encore l’anniversaire chaque 3 novembre, en mettant la table comme si la petite fille allait venir. Mahler ne pouvait pas savoir qu’après sa mort sa femme épouserait son amant, l’architecte Walter Gropius, qu’elle aurait de lui une fille, Manon, laquelle, à son tour, mourrait précocement, victime à dix-huit ans de la poliomyélite. L’architecte ne fait qu’une timide apparition dans ce livre, mais chaque ligne évoquant la mort de la petite Maria Mahler entre en résonance avec le concerto d’Alban Berg À la mémoire d’un ange, même si c’est à la mémoire de Manon que cette œuvre est dédiée, en 1935.

La thématique du trouble que provoque la beauté incarnée n’est pas absente de ce Mahler, son objet étant une Alma adulée et froide, sans que rien soit dit du machisme du compositeur qui n’a pas laissé sa femme poursuivre son œuvre propre. Il n’est pas choquant que le romancier prenne le parti de la totale subjectivité de son héros, mais on aurait aimé que ce choix lui donnât l’occasion d’analyser le travail du compositeur, celui du chef d’orchestre, ou les difficultés de conjuguer ces deux aspects du métier de musicien. Au lieu de quoi les notations de cet ordre ne présentent à peu près aucune spécificité musicale. Il est question du poids du travail et des contraintes sociales, dans des termes qui ne seraient pas très différents si ce mari d’Alma était tout autre chose que musicien. C’est que tel n’est pas l’objet du roman, focalisé, comme La mort à Venise, sur la maladie de cet artiste quinquagénaire qui se sent vieux, fasciné par cette incarnation de la beauté inaccessible qu’est, en l’occurrence, Alma.

Dans le mythe de Ganymède, auquel Thomas Mann avouait avoir songé pour La mort à Venise, l’incarnation de la beauté a quelque chose d’évanescent, de presque absent, au point que, comme dit Homère, « le plus beau de tous les mortels » a été « ravi à la terre » pour servir les dieux comme échanson. Dans le livre de Seethaler, Alma, la plus belle entre toutes les femmes, a une autre sorte d’évanescence : elle n’est jamais auprès de Mahler, dont elle ne s’occupe que de loin, à la fois absente et un peu encombrante. On peut trouver qu’elle aurait mérité mieux – mais ç’aurait été un tout autre livre.

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