Les tombes parlent

La croyance ancestrale selon laquelle les morts continueraient de hanter le monde des vivants et pourraient même leur parler se retrouve partout dans le monde, inspirant artistes et écrivains. Le roman de Robert Seethaler, Le champ, offre à son tour un espace aux voix venues d’outre-tombe, inaudibles pour le commun des mortels à l’exception d’un seul. Ce que les morts de Paulstadt ont à dire ne sera donc pas emporté dans le vent…


Robert Seethaler, Le champ. Trad. de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes. Sabine Wespieser, 280 p., 21 €


La manière dont les vivants traitent leurs défunts en dit beaucoup sur eux-mêmes. Chaque pays, chaque époque interroge la mort à sa manière, les nécropoles en témoignent. Cependant, au cimetière de Paulstadt, la petite ville qu’imagine Robert Seethaler, les tombes n’ont rien que de très banal, ce sont les morts eux-mêmes qui racontent. Quand leurs voix se mêlent aux bruissements familiers de la nature, seul les entend l’homme qui intervient dans le premier récit pour périr dans le dernier, rendant ainsi la narration possible. Peut-être rêve-t-il, assis sous un bouleau sur son banc vermoulu, ou peut-être les entend-il parce qu’il est déjà âgé, presque des leurs. Mais il ne comprend qu’à demi ce qu’il perçoit, car « il avait beau écouter, il ne parvenait jamais à assembler ces fragments en un discours sensé ».

Les défunts ne reposent pas en paix, le silence ne règne pas sous la terre : « Ce n’est pas tranquille chez nous. Au contraire, c’est plein de bruits et de voix. Ça gratte, ça ronge, ça racle. Et ce ne sont pas que les bêtes. Même les racines font du bruit. Parfois ça vrombit aussi ». Alors, les morts se mettent à raconter. Une trentaine de récits alternés retracent un demi-siècle d’existence de cette petite ville qu’on croirait volontiers « sans histoires », mais qui en est remplie : de petites histoires, mais aussi, par touches légères, la grande Histoire où leurs vies se sont inscrites. Car les morts ne parlent pas de leur éternel au-delà, mais du temps où ils habitaient encore la surface de la terre, cette province où tout le monde se connaît et où tout se sait. Leurs monologues se recoupent, les mêmes personnes réapparaissent, parfois les mêmes événements que chacun raconte à sa façon. Le lecteur, mis dans le secret, n’a plus qu’à recueillir ces confidences croisées, devenues désormais sujet de roman.

Robert Seethaler, Le champ

Robert Seethaler © Urban Zintel

Beaucoup de ces morts appartiennent à la génération qui a connu la Seconde Guerre mondiale, voire la Première. Les souvenirs qu’ils en ont refont surface à l’heure des bilans, après les années passées à les oublier pour continuer à vivre. Images furtives de pères disparus, de bombardements, d’exode et de familles déplacées. Des deuils, des viols aussi, entachent une époque qui fut celle de leur jeunesse. Ce qui n’occulte en rien des drames plus actuels, comme celui de cet épicier musulman victime du racisme renaissant : l’histoire contemporaine accompagne ainsi en demi-teinte les récits de ceux qui sont désormais sous terre.

Nombre d’entre eux se sont rencontrés ou connus de leur vivant, ils ont même pu passer ensemble de longues années. Mais ils ne se parlent plus. Chacun raconte son temps sur la terre, ou les ultimes petits détails et gestes faussement anodins qu’il a emportés dans la tombe. Leurs soliloques plus ou moins longs (deux mots pour le plus court) sont autant de macabres litanies où ils laissent aussi déborder leur colère ou leur amertume – car ils éprouvent encore des sentiments. Lorsqu’une femme vient fleurir la tombe de son mari et lui annonce qu’elle quitte la ville, qu’elle a – comme on dit si mal – « refait sa vie », le mort, impuissant à se faire entendre d’elle, est abandonné à la douleur et au chagrin d’une deuxième séparation. C’est de son vivant, par contre, qu’un autre défunt avait compris que son couple reposait sur « un fabuleux malentendu », que les rêves de sa femme n’étaient pas les siens. Est-ce cela qui l’avait poussé vers la mort ? Ironie grinçante, six pieds sous terre les peines et les rancœurs sont toujours là, comme si l’enfer, c’était vraiment les autres.

Les récits retracent pour l’essentiel les événements modestes, faits divers, petits ou grands riens qui rythment la vie de province, et dont un des morts a tenu en son temps la rubrique quotidienne dans le journal local. Des conflits et des rivalités, des amitiés et des amours, mais aussi les éternels travers des humains, leurs lâchetés ou leurs mensonges qui à la fois permettent et pourrissent la vie. Un accident grave par exemple, la chute d’un bâtiment ayant provoqué des victimes, révèle les tripotages d’un maire par ailleurs respecté. Une triste affaire qui en évoque d’autres, car ce qui s’est passé à Paulstadt pourrait aussi se passer ailleurs.

Mais l’accident met en relief un élément essentiel du roman : la terre, cette mauvaise terre sur laquelle un édifice mal construit a pu s’écrouler, cette terre que les vivants arpentent et travaillent génération après génération avant de la rejoindre pour l’éternité. L’élément matriciel de la vie, ou de la mort. Robert Seethaler en parle parfois avec gravité, le plus souvent avec une poésie teintée d’humour. L’un des personnages sent battre par exemple « le pouls de la terre à travers les pavés », un autre évoque sa mort en disant : « j’ai glissé de la chaise et me suis brisé comme une motte sèche ». Les mots disent le goût de la terre, sa consistance changeante, son odeur qui imprègne jusqu’aux doigts d’une femme.

Dans le roman alternent des séquences longues et brèves. Le style varie, modulant les différentes voix dans une langue simple, mais toujours précise et percutante, agrémentée d’images poétiques. Il est dit ici que « même le silence sentait le cuir », c’est ailleurs un facteur en tournée qui voit comment « les rêves secoués jonchent l’herbe sous les fenêtres » – autant de petites perles que le lecteur prend plaisir à découvrir. Mais Robert Seethaler se révèle surtout un observateur attentif de ses contemporains, dont le regard sévère peut aussi se faire ironique ou indulgent. Un moraliste, en somme, dont les phrases sonnent parfois comme des maximes : « On apprend beaucoup sur les gens en les regardant choisir leurs fruits et leurs légumes », ou encore : « Très peu de vieux sont avisés, la plupart sont juste vieux ».

En appelant Paulstadt la ville fictive de son roman, Robert Seethaler aurait-il voulu faire écho à cette phrase de saint Paul disant aux hommes dans la Première épître aux Corinthiens : « Vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu » ? (en allemand : « Ihr seid Gottes Ackerfeld, Gottes Bau ». Le titre français du roman reprend le titre allemand, le même mot champ/Feld). Si, pour désigner leur cimetière, les habitants de Paulstadt se servent du même mot, « champ », c’est parce qu’il est situé sur une ancienne friche qui jouxte la cité. Mais le sol ingrat sur lequel ville et cimetière sont plantés témoigne aussi que ses habitants sont en effet, pour parodier l’apôtre, de bien piètres « ouvriers de Dieu », et que leurs terres ingrates sont le reflet de leur propre médiocrité. Car le sol de Paulstadt, tantôt desséché, tantôt gorgé d’eau, ne vaut guère mieux que cette terre aride dévolue aux morts. Il héberge un échantillon d’hommes et de femmes peu portés à l’élévation, empêtrés dans la glèbe – nos frères en humanité peut-être ? Le curé qui voulait « montrer la voie aux hommes » est bien le seul à se sentir investi d’une mission, mais il finit par mettre le feu à son église et périr avec elle. A-t-il vraiment perdu la tête ?

Le roman de Robert Seethaler, auteur qui s’est fait connaître en France avec Le tabac Tresniek et Une vie entière (Sabine Wespieser, 2014 et 2015), se lit d’un trait. S’il demande l’attention et la participation du lecteur pour suivre la lente construction de l’histoire du lieu, rien n’empêche de se laisser simplement porter de page en page, séduit par la langue et l’originalité d’un texte que la traductrice, Élisabeth Landes, a bien ajusté à la langue française.

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