Molière déshabillé

L’année Molière – Molière est né en 1622 – s’ouvre en fanfare avec un spectacle exceptionnel à plusieurs titres : la mise en scène par Ivo van Hove du premier Tartuffe dont le texte a été restitué par Georges Forestier, avec une distribution d’acteurs et une équipe d’artistes prestigieuses, des ateliers de la Comédie-Française et du Toneelgroep. Interdite après une seule représentation à Versailles devant Louis XIV le 12 mai 1664, la pièce originale n’a jamais été jouée en public. La version que nous connaissons, Tartuffe ou l’imposteur, augmentée et remaniée pour échapper à la censure, a dû attendre cinq ans sa création.


Le Tartuffe ou l’Hypocrite. Mise en scène d’Ivo van Hove. Comédie-Française. Jusqu’au 24 avril 2022

Molière, Le Tartuffe ou l’Hypocrite. Comédie en trois actes restituée par Georges Forestier. Portaparole, 117 p., 16 €

Catherine Mory et Philippe Bercovici, L’affaire Tartuffe. Molière interdit. Préface de Georges Forestier. Seuil, 104 p., 19 €

Martial Poirson, Molière. La fabrique d’une gloire nationale. Préface de Denis Podalydès. Seuil, 264 p., 35 €

Paul Audi, La riposte de Molière. Verdier, coll. « Poche », 128 p., 7,50 €


Le metteur en scène belge souhaitait couper le dernier acte, orchestré par un deus ex machina royal, trop courtisan à son goût. L’administrateur de la Comédie-Française, Éric Ruf, lui a alors proposé ce texte tout neuf en trois actes, qui le séduit par sa force sauvage. La première, suivie du traditionnel hommage à Molière le jour anniversaire de son baptême, 15 janvier, a été retransmise en direct dans quelque deux cents salles de cinéma. Lors du rituel de 2021, « Le poumon, le poumon vous dis-je » résumait la sombre actualité :  les comédiens espacés dans la salle alignaient leurs citations en formant le vœu de se retrouver un an plus tard à leur vraie place, sur le plateau. Vœu exaucé en grand format.

Tartuffe mis en scène par Ivo van Hove : Molière déshabillé

Julien Frison, Denis Podalydès et Christophe Montenez dans « Le Tartuffe ou l’Hypocrite », salle Richelieu © Jan Versweyveld

Parce que le Tartuffe de Versailles coïncidait avec l’offensive menée contre les jansénistes, Louis XIV aurait paru, en autorisant une pièce qui faisait scandale, avoir deux poids deux mesures dans sa défense de l’Église catholique. Pour sortir de l’impasse, après diverses tentatives destinées à convaincre de sa bonne foi, Molière s’est vu contraint de transformer son dévot ridicule en dangereux imposteur. Il pensait, plaide-t-il dans son premier placet au roi, rendre service à tous les honnêtes gens du royaume par une comédie décrivant « toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistiquée ». Hélas, les tartuffes ont su trouver grâce auprès de Sa Majesté. Sans l’avoir vue, ils ont jugé la pièce diabolique, diabolique le cerveau qui l’a produite, lui-même qu’on veut à tout prix damner, et il tient à se « purger » d’une telle imposture.

Oubliez le Tartuffe gros et gras de vos années scolaires. Le jeune clochard recueilli dans la rue par Orgon exhibe une plastique parfaite quand la maisonnée réunie le déshabille pour lui donner un bain sur scène. Dans un entretien avec Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, Ivo van Hove le compare au héros du Teorema de Pasolini, un visiteur mystérieux dont l’étrange beauté bouleverse tous les membres d’une famille bourgeoise. Aujourd’hui, la querelle religieuse est passée au second plan, derrière un personnage de plus en plus complexe depuis une mise en scène qui fit date, celle de Roger Planchon dans la Cour d’honneur en 1967. Le Tartuffe rhabillé de frais donne un échantillon de sa vertu en se flagellant jusqu’au sang dans un nuage de fumée rousse, et suscite autour de lui les émotions les plus violentes. Haine, amour, désir, jalousie portés au paroxysme, ponctués d’accords ou de désaccords musicaux (composition originale d’Alexandre Desplat), déchirent la famille. Une famille dysfonctionnelle, souligne van Hove, qui reflète une société en mutation, écartelée entre des tendances conservatrices et des désirs individuels de liberté. Pour la représenter dans son univers, il a fait le choix de « l’extrême contemporain », servi par une machinerie sophistiquée. Cadres métalliques, tringles, rampes de lumière montent et descendent, chaque changement de scène est signalé par un flash éblouissant, une détonation et un large surtitre. L’action se dessine sur un grand rectangle de papier blanc étalé à même le sol, autour d’un cercle qui devient au dénouement le contour d’un cadavre comme sur une scène de crime. La toilette funèbre, écho au bain du clochard, marque la fin d’un cycle.

C’est Claude Mathieu, la doyenne de la compagnie, qui tient le rôle de la redoutable Madame Pernelle, face à une Dorine (Dominique Blanc) tout aussi véhémente mais réduite à l’impuissance par l’aveuglement de son maître. Tous jusqu’au raisonnable Cléante (Loïc Corbery) parlent avec une passion furieuse, et cognent quand la rage les étouffe. Dans la lecture de van Hove, le trio Elmire-Orgon-Tartuffe occupe le centre du drame, interprété par Marina Hands, Denis Podalydès et Christophe Montenez. Orgon, vieillissant, colérique, se veut détaché de tous les liens affectifs ou matériels. Elmire, dépressive puis rebelle, d’une beauté provocante, expose en même temps sa propre sensualité frustrée et celle du dévot. Tartuffe gagne haut la main tout ce qui échappe au mari doublement trompé. Quand Orgon sort enfin de sa cachette, Elmire le repousse sous la table. Le tableau final, « Neuf mois plus tard », propose une résolution imprévue des tensions : les costumes sombres ont disparu, chacun a trouvé son style et sa vraie nature.

Tartuffe mis en scène par Ivo van Hove : Molière déshabillé

Marina Hands, Denis Podalydès et Christophe Montenez dans « Le Tartuffe ou l’Hypocrite », salle Richelieu © Jan Versweyveld

L’apparition de Damis en vêtement féminin suggère que le conflit avec son père pouvait être lié à ses orientations sexuelles. Précisons que cette dramaturgie brûlante d’érotisme, portée par des acteurs tous investis à corps perdu dans leur rôle, est un coup de force. Pas un seul mot du nouveau texte ne donne à penser qu’Elmire serait séduite et adultère. Un texte auquel van Hove a fait quelques ajouts. Quand Orgon lui ordonne de quitter les lieux, la dernière réplique de Tartuffe (« C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître. / La maison m’appartient ») est tirée de la version autorisée en 1669. La mise en transe d’Orgon, envoûtement ou exorcisme, qui n’apparaît dans aucune version, rappelle les intronisations du mamamouchi et du malade imaginaire. Quel était le propos de la pièce interdite, comment a-t-elle fait rire le roi, on ne le saura pas cette fois-ci, ni sans doute ce que pensent les acteurs maison de cet avatar. Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche…

Le texte de ce Tartuffe inédit, établi avec l’aide d’Isabelle Grellet, relève de la « génétique théâtrale », explique Georges Forestier en introduction, il lui a fallu « gratter » sous les couches pour le faire ressurgir. À défaut de témoignages sur le spectacle de Versailles, Forestier fonde son hypothèse sur une analyse des documents relatifs aux différentes phases d’écriture, des trois actes transportés dans la version finale et de leurs sources probables, diverses intrigues similaires sur le thème de l’intrus abusant de son hôte naïf par des démonstrations de sainteté. Le couple de jeunes amoureux, Mariane et Valère, n’a pas de place dans la structure ternaire initiale, car Orgon n’aurait jamais songé marier sa fille à un dévot ayant fait vœu de célibat. C’est le mariage contrarié de Damis qui déclenche la crise, c’est à lui que sont réattribués quelques passages concernant Mariane. S’agissait-il au départ des trois premiers actes d’une pièce inachevée, comme l’affirmera plus tard La Grange, il est permis d’en douter, démontre Forestier, car les témoignages pour ou contre de l’époque parlent d’une pièce complète. Ce serait plutôt une façon de justifier les modifications successives en effaçant leur cause première, la condamnation religieuse. Isabelle Grellet a testé avec ses élèves du lycée Montaigne le texte restitué, dont Forestier a donné quelques représentations avec sa troupe d’étudiants de la Sorbonne. Elles ont confirmé la viabilité dramatique de ce premier Tartuffe, une version remarquablement équilibrée, fait-il valoir, qui s’ouvre et se ferme avec la vieille dévote têtue Madame Pernelle.

Tartuffe mis en scène par Ivo van Hove : Molière déshabillé

Marina Hands et Christophe Montenez en répétition de « Le Tartuffe ou l’Hypocrite » © Jan Versweyveld

L’année s’annonce longue et riche en hommages à Molière, spectacles, commémorations, colloques, numéros hors-série, rééditions et livres en tout genre, dont le site dédié moliere2022.org ne donne encore qu’une esquisse. Les éditions du Seuil ouvrent le ban avec deux ouvrages : une bande dessinée pas tout à fait pour enfants de Catherine Mory et Philippe Bercovici sur les mésaventures du Tartuffe, relevée de quelques blagues, quelques épisodes salaces, et cautionnée par une préface de Forestier ; un beau livre sur « le plus inconnu de nos hommes illustres » signé Martial Poirson, préfacé par Denis Podalydès. Préface où l’acteur nous donne à entendre son propre Molière, guidé par la voix et les critiques féroces de Jacques Copeau contre le style Comédie-Française de l’époque.

Poirson dit avoir « pour ambition de décaper le mythe » par « un salubre exercice de décentrement ». Il a milité avec ferveur aux côtés de Francis Huster pour faire entrer Molière au Panthéon, non pour le sanctifier mais pour rendre justice à son œuvre. Ce qu’il déconstruit ici avec une ample érudition, c’est moins la biographie de l’auteur, déjà largement décapée, que les interprétations successives qui l’ont porté au pinacle : homme de cour, génie incompris, philosophe moraliste, joyau républicain, peintre du peuple, incarnation de la France, partagée fraternellement par toutes les classes sociales. L’iconographie est si riche qu’elle donne le sentiment de feuilleter un catalogue raisonné, et de fait, même si son livre ne le précise pas, Poirson est le commissaire d’une exposition à Versailles sous le même intitulé, La Fabrique d’une gloire nationale. But de l’entreprise : pointer les affabulations et réappropriations de ce modèle fédérateur, une légende évolutive, transposable dans tous les contextes. Le sort du célèbre fauteuil est parlant : il figure avec la mention « un mauvais fauteuil en basane noire, dit de Molière » sur la liste des meubles prêtés par un tapissier pour une reprise de Charles IX, trois mots rayés puis remplacés par « qui a appartenu à Molière ». Après des années de service comme accessoire, il fut remplacé sur scène par une copie, et élevé au rang de relique. La sacralisation des textes, parfois écrits à plusieurs mains, adaptés aux aléas de la scène, ouverts aux possibilités de jeu, proies d’éditeurs plus ou moins scrupuleux, est un anachronisme tardif. Sacrées ou pas, les amoureux de Molière n’auront plus qu’à relire la belle préface de Podalydès pour y retrouver le goût et le bonheur de ses comédies, « l’extrême impression de fraîcheur que suscite le travail de la langue moliéresque », ses mots parfaitement agencés, « à la fois évidents, solaires, enfantins, et abyssaux, ésotériques, définitifs ».

Signalons, pour clore cette première phase de célébration, La riposte de Molière, dont l’auteur souligne un lien direct entre l’éloge du tabac à l’ouverture de Dom Juan  et la condamnation du premier Tartuffe qu’il suit de près. Paul Audi revisite en philosophe le dossier du réquisitoire contre le théâtre en général et la comédie en particulier. Ses collègues tendent à se concentrer sur un mot ou une phrase de la tirade, y décelant une profession de foi matérialiste, un portrait métaphorique de l’honnête homme, ou encore un système d’échanges symboliques. Mais lui, en se fondant sur la concurrence étudiée par Marc Fumaroli entre la foi religieuse et le « faire croire » du théâtre, entend s’attacher en même temps à la lettre du texte et à « l’historicité radicale » qui confère sa signification à la pièce. Le « lecteur intrinsèque » notera que la tirade de Sganarelle pastiche le modèle de l’éloge paradoxal, l’éloge du pantagruélion par Panurge, lui-même travesti en Panurgus dans les Orationes du jésuite Cellot.

Tartuffe mis en scène par Ivo van Hove : Molière déshabillé

Affiche annonçant la représentation de « Tartuffe » au Théâtre de l’Odéon, pour un anniversaire de Molière (1849) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

Or, c’est Molière dans le rôle de Sganarelle qui prononce l’éloge du tabac et l’adresse directement au public – le rôle du valet d’un grand seigneur méchant homme qui, entre autres préjudices subis, ne touchera jamais ses gages. Le nom d’Aristote et un mot trop souvent oublié dans les commentaires, « purge », terme fréquemment appliqué à la catharsis, fournissent à Audi sa clé d’interprétation : le tabac qui « purge les cerveaux humains », ici métaphore du théâtre, est-il un poison ou un remède ? Molière est dans une situation de crise aiguë qui met en péril l’ensemble de son œuvre. Le devoir de la comédie est de « corriger les hommes en les divertissant », rappelait son premier  placet, mais le roi n’a pas répondu, n’a pas sauvé la pièce. Par sa riposte, Molière demande aux spectateurs de se prononcer sur la validité morale de ce pharmakon, de prendre position sur la querelle concentrée dans un vers accusateur du sonnet d’Antoine Godeau : « Le remède y plaît moins que ne fait le poison ». L’éloge du tabac serait donc un deuxième placet adressé non plus au souverain mais à son public, la société des honnêtes gens, par « le grand, le génial, le courageux, le libertin Molière, en pleine conformité avec son éthique personnelle » contre tous les philistins de la cour et du clergé. La version initiale se terminait par le triomphe de Tartuffe. Dans la réécriture, c’est par la petite mise en scène d’Elmire, dont Orgon est spectateur et juge, que Tartuffe, l’hupocritès par excellence, est démasqué. Le théâtre sur le théâtre cède la place au théâtre dans le théâtre, conclut Audi : « C’est tout le sens, on l’a montré, de la réécriture du Tartuffe ».

Paul Audi cite Molière dans l’édition de la Pléiade de 1971, sans jamais mentionner celle de 2010, ni d’ailleurs aucun des travaux de Georges Forestier, et ne précise pas à quelle édition d’Aristote il se réfère. Sa Riposte aurait-elle dormi quelque temps dans les tiroirs ? Oui, d’une certaine manière. Un post-scriptum signale qu’elle a fait l’objet d’une communication à Cerisy en 2009, et constituait un chapitre de son Créer. Introduction à l’esthétique (Verdier, 2010), mais n’a suscité ni réaction ni adhésion chez les spécialistes de Molière. Laurent Nunez ne semblait pas en avoir connaissance quand il a fait le même rapprochement, dans L’énigme des premières phrases (Grasset, 2017), entre le tabac, interdit par l’Église comme étant « le dessert des Enfers », et la vocation du théâtre telle que l’énonce la Poétique, « purger » les passions dans les lectures néoclassiques, ou, selon les traductions plus récentes, épurer les émotions humaines par le filtre de la mimesis pour en faire une source de plaisir. Tout était codé, écrit Nunez, relisez l’ouverture de Dom Juan « en remplaçant “tabac” par “théâtre” ; et vous aurez la préface secrète », où Molière criait à tous « son amour des planches, sa connaissance d’Aristote, son refus de se plier à toutes les règles, et son art d’instruire en faisant rire ». Une hypothèse reprise avec ses références sur la plate-forme scolaire Lettrines. La « récidive » de Paul Audi, pour célébrer l’anniversaire d’un auteur qu’il déclare aimer profondément, a elle aussi un petit air de riposte.

Tous les articles du n° 144 d’En attendant Nadeau