Krzysztof Warlikowski : « Je suis aux frontières du théâtre »

Le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski, un des maîtres du théâtre contemporain, présente à Paris sa dernière création, donnée au festival d’Avignon l’été dernier. Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux s’inspire d’un personnage au centre de trois romans de l’écrivain sud-africain John Maxwell Coetzee. Un spectacle extraordinaire, mais un texte dérangeant et une mise en scène qui n’ont pas toujours été bien compris. Krzysztof Warlikowski a accepté d’évoquer sa manière de travailler pour EaN.

Krzysztof Warlikowski | Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux. D’après l’œuvre de J.M. Coetzee. Théâtre de la Colline, Paris 20e. Du 5 au 16 février

Cet été, une partie du public de la Cour d’honneur est sortie avant la fin de la première représentation. Ainsi, comme d’habitude avec Warlikowski, le spectacle a partagé radicalement son public entre ceux qui détestent et ceux qui adorent. La présentation parisienne, en ce mois de février, ira-t-elle contre cette tendance ? Probablement pas. C’est une raison de plus pour le voir, pour savourer le plaisir d’un spectacle intense, sans histoire toute faite, qu’il faut s’approprier.

Nous en avons longuement parlé à la terrasse d’un café près du Théâtre de la Colline. Je cherchais d’abord à comprendre l’étrangeté d’Elizabeth Costello. Elle semble vouloir être entendue, et dans le même temps, elle dérange l’auteur, le metteur en scène, les spectateurs, tout le monde en fait. D’où ma première question.

Qui est Elisabeth Costello ? Que dit-elle ?

C’est une mystification. Coetzee a inventé une femme qui est à la fois un personnage féminin et une femme écrivaine. Ce qui pose d’emblée un double problème. Un homme peut-il donner naissance à un personnage féminin, ou, inversement, une écrivaine peut-elle créer un personnage masculin ? Elizabeth Costello peut-elle inventer des hommes, personnages principaux de ses romans ? C’est un jeu sur des questions du XXIe siècle, notamment sur leur dimension féministe, telles que nous les vivons aujourd’hui. En entrant dans le roman de Coetzee, Costello devient de plus en plus réelle, elle se déforme. Telle est la mystification.

Il y a donc deux Elizabeth Costello, une fictive et une réelle ?

Au départ, c’est-à-dire avant 2000, quand Coetzee écrit son livre, Costello n’apparaît pas en romancière. C’est une conférencière. Il s’inspire d’un de ses propres voyages en Amérique, invité par deux universités. Il avait scandalisé lorsque, pour la première fois, il avait comparé l’abattage des animaux à l’Holocauste. On lui avait reproché de confondre la fiction avec la réalité. Ce qui provoqua de nombreuses controverses au sein des universités américaines. Quand il écrit son livre, Coetzee attribue cette conférence à Costello qui aurait subi ces mêmes attaques. En réalité, c’est lui qui avait été traité d’antisémite, bien avant l’écriture de son livre, pour ces propos. 

En entourant Costello d’écrivains vivants, de collègues romanciers qui mutent en personnages de fiction, Coetzee confronte son personnage fictif à un entourage complètement réel, et par là lui donne du réalisme. Elle se dédouble, elle peut devenir son porte-parole avec plus de liberté.

Krzysztof Warlikowski | Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux. 
« Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux » de Krzysztof Warlikowski (2024) © Magda Hueckel

Et comment passe-t-elle du roman à la scène de théâtre ?

L’important pour moi, c’est la parole d’Elizabeth Costello. Elle s’exprime dans la langue des titulaires de prix Nobel qui se promènent sur toute la planète, constamment interrogés sur ce monde. En tant que femme écrivaine, elle parle du mal, du traitement des animaux, de la complicité ou de la culpabilité. Je la présente comme un personnage de fiction mais en brouillant ses traces au fur et à mesure, en lui ajoutant du réalisme, je choisis la voie de Coetzee qui ne cache pas comment un personnage fictif se transforme au milieu d’écrivains qui ont vraiment existé. On la voit ainsi avec Paul West, qu’elle attaque.

Elle rencontre également un singe transformé en homme, celui qu’a inventé Franz Kafka dans une fameuse nouvelle intitulée « Rapport pour une académie ». Un homme raconte devant l’Académie des sciences son fabuleux passé de singe.

Le montrer sur scène était tellement tentant ! Elizabeth Costello traite du réalisme en affirmant que nous vivons une époque où ce qui est écrit n’est plus réel. À partir de Kafka, nous entrons dans un univers qu’elle ne définit plus comme réaliste, où elle introduit ce personnage. Elle cite le discours prononcé par ce singe. Elle en tire un parallèle entre elle, écrivaine, et un singe qui parle aux humains. Il ne faut pas forcément comprendre littéralement ce qui est dit, suggère-t-elle en citant Kafka. Alors pourquoi ne pas introduire un vrai personnage de singe qui s’adresse aux spectateurs ?

Nous avons voulu le montrer vrai, dans notre histoire. Sur scène, il développe un pressentiment de Kafka qui le mettait devant les spectateurs de l’Académie. Et j’en tire un autre point de vue. L’acteur qui l’incarne, Andrzej Chyra, a vraiment travaillé son singe en se documentant, en se pénétrant de nombreuses études et observations. Finalement, il est devenu, au cours des répétitions, celui qui défendait le point de vue d’un singe sur les animaux. Ça nous a tous changés. Notamment quand on le voit, après son discours, dîner avec les scientifiques de l’Académie qui évoquent leur plaisir de manger des animaux.

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Elizabeth Costello évolue. Deux autres textes sont cités dans ce spectacle, L’homme ralenti, qui date de 2006, et L’abattoir de verre, paru en 2018. Ce n’est plus tout à fait le même personnage qui domine la seconde partie.

Dans le roman écrit avant 2000, nous avons assisté à sa transformation, avec L’homme ralenti elle revient en s’imposant à un sexagénaire, Paul Rayment, victime d’un accident de vélo. Il a perdu une jambe et se refuse aux contraintes d’une prothèse. Il embauche une auxiliaire de vie, Marijana, une émigrée croate, pour veiller au ménage et soigner son moignon. Il se lie à elle au point de vouloir prendre sous son aile toute la famille croate contre l’avis de ses propres enfants. C’est alors qu’apparaît Elizabeth Costello. Elle s’impose contre le projet de Paul Rayment. 

Celle de L’abattoir de verre intervient encore plus tard, c’est une femme âgée, proche de la mort. Dans le premier roman, Coetzee avait envisagé sa fin avec élégance, en se présentant devant une porte, titre du dernier chapitre intitulé « à la porte », qu’elle ne parvenait pas à franchir. J’ai cité cette situation dans un autre spectacle intitulé Koniec (La fin), présenté à l’Odéon en 2011. On ne parlait pas de la vieillesse, de la confusion qui habite sa tête, de ses idées de moins en moins claires, qui confinent à la folie. Tandis qu’avec L’abattoir, point de départ de la seconde partie de ce nouveau spectacle, elle est vieille, ses enfants insistent pour qu’elle reste en famille. Elle n’est plus capable de vivre seule alors qu’elle leur sert l’histoire de L’homme ralenti, où Coetzee lui-même apparaît. Où il propose à Elizabeth Costello de former un couple pour finir dans la dignité. Il suit là sa propre trace, il tourne de plus en plus autour de lui-même, de sa vieillesse, avec ses expériences d’homme âgé de plus de quatre-vingts ans, cantonné en Australie. Il ne voyage plus.

Pourrait-on voir, à travers ce personnage d’Elizabeth Costello, sa longue quête entre la réalité et la fiction ; et ce spectacle si mal compris dans la Cour d’honneur d’Avignon est-il une affirmation, un manifeste sur le récit, sur le théâtre, écrit à la manière des intrusions de Costello dans les romans de Coetzee ? 

Je suis aux frontières du théâtre, de ce qui est considéré comme le théâtre. Depuis le début des années 1990, cette vision s’élargit, on abandonne un certain patrimoine. C’est net en Pologne où l’on montre de moins en moins de répertoire. Bien sûr, mes propositions ne l’abandonnent pas totalement, elles se réfèrent l’une à l’autre. On pourrait dire que je fais toujours le même spectacle en me dirigeant vers des questions différentes que, par hasard, je rapproche. 

Je ne suis pas un écrivain de théâtre. En tentant une réécriture du théâtre, je cherche un langage avec le texte qui réinvente une nouvelle approche, qui me permet de proposer des devinettes, pas une narration. J’organise une rencontre du spectateur avec des scènes pleines de références à partir desquelles il construit son schéma de compréhension. Il voit ce qu’il a dans la tête, et l’impulsion du spectacle doit l’obliger à penser, à se fabriquer une nouvelle logique intérieure. Pour moi, il y a un travail du spectateur, il n’est pas invité à recevoir une narration limpide où tout est transparent.

Krzysztof Warlikowski | Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux. 
« Sept leçons et cinq contes moraux », Elizabeth Costello. Mise en scène de Krzysztof Warlikowski (2024) © Magda Hueckel

Des références à l’histoire du théâtre, à la culture théâtrale du public, sont donc mobilisées ?

Nous sommes de toute façon dans l’histoire théâtrale. Particulièrement en Pologne où, depuis Grotowski, se sont imposés nombre de maîtres. Peut-être moins en France, quoique, depuis les années 1980, le festival d’Avignon et d’autres lieux se sont largement ouverts. L’apparition à la fin d’Elizabeth Costello du visage de Maja Komorowska qui, au début des années 1960, était associée au groupe de Grotowski, incarne cette longue histoire.

Elle a été la vedette du Théâtre contemporain à Varsovie dès les années 1970, on l’a vue dans de nombreux films d’Andrzej Wajda, Krzysztof Zanussi ou Krzysztof Kieślowski (notamment dans Le Décalogue). Nous la connaissons bien en France. Ici, à plus de quatre-vingts ans, elle incarne la vieille Costello…

Maja ne joue plus de personnage au théâtre, car elle ne veut plus incarner ce qu’elle ne pense pas. Ici, c’est sa croyance qui entre en jeu, ses convictions. Elle est Elizabeth Costello dans la vie !

Quelque part dans L’abattoir de verre, Coetzee se demande : « où en serait l’art de la fiction s’il n’y avait aucun double sens », n’est-ce pas un des rôles du théâtre que de jouer avec ça ?

Je crois que le théâtre doit constamment inventer son langage. Je travaille pour ma part avec plusieurs couches, des personnages fictifs, des personnages réels, qui parfois ne font qu’un. Ce fut très fort lors de mes collaborations avec Hannah Krall, journaliste et romancière, qui fictionnalise des personnages réels. Elle se permet, elle journaliste, d’aller vers des documents fictifs qui ne sont pas vraiment fictifs puisqu’elle raconte des histoires vraies qui s’appliquent à d’autres. Elle m’a fragilisé sur cette question lorsque j’ai réalisé L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood, présenté à La Colline en 2022. Un spectacle qui met en parallèle l’Odyssée d’Homère et celle, moderne, d’Izolda, une vraie rescapée du ghetto qui raconte à la romancière Hanna Krall une histoire incroyable, digne d’Hollywood lui a-t-elle dit. Il fallait faire comprendre au spectateur qu’elle était réelle tandis qu’Ulysse, plus ou moins inspiré de celui d’Angelopoulos, était une variation fictive. Maintenant, je poursuis cette démarche avec Costello en la confrontant aux nouvelles thématiques du XXIe siècle. Elle va encore plus loin. Elle est tantôt anachronique, tantôt en avance sur son époque. Elle parle trop, elle parle de travers, elle parle avec provocation. Là est sa liberté de personnage.

Une dernière question sur cette écriture « aux frontières du théâtre ». Que devient-elle sur une scène d’opéra où les contraintes sont multiples ?

Mon goût pour l’opéra en ce moment tient peut-être à la difficulté de faire du théâtre tel que je l’imagine, un théâtre qu’il faut écrire. Non pas durant trois années devant une table, mais en le montant. Je n’écris pas au sens propre. Je fabrique des montages qui à la fin donnent, en s’assemblant, une écriture autonome qui a à voir avec mes acteurs et mes personnages. En ce sens, je suis plus un metteur en scène que le faiseur de théâtre que j’étais jadis en réalisant trois projets par saison. 

L’opéra, c’est autre chose. C’est un exercice superbe, où l’on parle avec des images. Dans le théâtre, les images viennent avec le problème, dans l’opéra elles le remplacent parfois. Bien sûr, mon approche du théâtre contamine celle de l’opéra. C’est la narration qui est en cause. Nous sommes à un moment, du moins en Europe, où l’on bouscule la narration (contrairement au monde anglo-saxon où le récit, la belle histoire, prévaut). L’opéra, dans un sens, se réfère à ce chamboulement, mais dans le même temps c’est une œuvre totale avec la musique, la parole et les grands airs, des dialogues. Parfois, les dialogues dominent, comme par exemple dans L’idiot, l’opéra de Weinberg que je viens de monter pour le festival de Salzbourg, sous la direction musicale d’une cheffe lituanienne, Mirga Grazinyté-Tyla, qui dirigeait l’Orchestre symphonique de Vienne. Eh bien, dans ce cas, ma lecture théâtrale a permis une meilleure compréhension du personnage de l’idiot, plus mystique dans le livret de cet opéra que dans le roman de Dostoïevski. Nous nous sommes très bien entendus avec la jeune cheffe qui, à partir de la musique, s’interrogeait tout autant sur ce personnage. Ainsi, nous avons réussi à rétablir la force cathartique de cet opéra. 

Retrouvez l’article sur « Le Polonais », de Coetzee