« Le théâtre ne rassure plus, il interroge », notait Jean-Yves Potel. Il ne se contente pas d’interroger. Tour à tour documentaire, militant, pédagogique il se montre capable de fournir les questions et les réponses, avec plus ou moins de tact. Tiago Rodrigues et Boris Charmatz, artiste associé à cette 78e édition, l’ont souligné à bon droit, la campagne électorale a fait peu de place à la culture. Que le village avignonnais ait réagi comme le village gaulois face à l’invasion annoncée des barbares, ce n’est guère surprenant.
La tension est retombée depuis le second tour, mais les spectacles sélectionnés aux quatre coins du monde hispanophone conservent une actualité brûlante. La plupart ont pour auteurs des metteurs en scène qui adaptent les grands classiques, d’Euripide à Faulkner, aux urgences présentes. Au cas où le message manquerait de clarté, les brochures distribuées à l’ouverture de chaque représentation précisent les objectifs de leurs créateurs (on peut également les lire sur le site du Festival, ainsi que les dates et lieux de tournées). La scène prétoire, le théâtre dans le théâtre, sont à l’ordre du jour. Après deux semaines de festival, le taux de fréquentation dépasse les 90 %. « Le souffle des résistances », titrait l’édition spéciale de La Provence. Le public est dans l’ensemble discipliné, assidu, et soucieux d’exprimer son adhésion à ce programme. La standing ovation est de rigueur, saluant autant les engagements militants que les qualités dramaturgiques d’une mise en scène ou le talent des acteurs. Lesquels se donnent à fond, se dénudent au besoin, façon d’établir leur sincérité, ou de souligner les glissements de la fiction au réel.
Dans son bilan à mi-parcours, Tiago Rodrigues rappelle les principes de sa programmation : écologiste, féministe, antiraciste, qu’il résume en un mot, xenophilia. Dans un vibrant exercice de laudando praecipere, il félicite les festivaliers d’avoir fait barrage à l’extrême droite et défendu les valeurs démocratiques. Lui et son équipe ont multiplié les rencontres, les offres en direction des jeunes, dont le nombre a sensiblement augmenté, des habitants de la région, y compris la population carcérale, mais malgré les efforts d’inclusion, la diversité ethnique est plus visible dans la rue, les tresseuses de nattes africaines, acrobates, jongleurs et orchestres improvisés, les bistrots indien, afghan, marocain, japonais ou argentin, que dans les salles.
Une citation du poète ukrainien Serhiy Jadan s’affiche sur le haut mur du Palais des papes : « Aujourd’hui nous n’avons besoin que de mots qui sauvent la vie ». Debout au milieu du dixième rang, chef de chœur, chef de guerre, Marta Górnicka dirige avec vigueur une chorégraphie parlée chantée marchée. Une vingtaine de femmes âgées de neuf à soixante-douze ans avancent, reculent comme dans une campagne militaire au son de chants folkloriques qui parlent de renouveau, de poèmes de l’Ukrainienne Lessia Oukraïnka qui combattait l’oppression tsariste. Elles les interprètent en chœur, avec quelques solos de voix célestes, en polonais, russe, ukrainien, paroles surtitrées en versions française et anglaise assez éloignées l’une de l’autre, de sorte qu’un doute subsiste sur le contenu de l’original. Des chants traditionnels, mais pas que. « Dodo l’Europe », qui commence comme une berceuse, dénonce avec ironie l’inertie des pays voisins, les mauvaises excuses avancées pour leur refus de prendre part aux combats, l’indifférence qui permet d’enchaîner d’un clic sur son écran images atroces et photos de chiens et chats. Ce qu’elles clament, c’est la protestation des mères, leur volonté de résister, des récits de vies brisées, de crimes subis, le viol étant une façon de maintenir la guerre indéfiniment vivace dans le corps des femmes. Leur plainte inclut dans le cercle des victimes les témoins du viol restés silencieux. Mais s’agit-il de témoins otages, hostiles, voyeurs ou simplement lâches ? Le texte ou du moins ses traductions ne le disent pas. On pense aux événements de février 1936 que retraçait L’Humanité à l’ouverture du festival, rappelant que Léon Blum fut « roué de coups par quelques dizaines d’assaillants, devant une foule de 300 à 500 personnes ». Une foule de victimes, elles aussi ? Avec ces réserves, on ne peut que partager l’émotion transmise par ces femmes d’horizons et de parcours différents qui martèlent le sol et chantent à l’unisson leur révolte, comme ces mères que les militaires argentins appelaient avec mépris les folles de la Plaza de Mayo.
Ces folles, Tiago Rodrigues y pense lui aussi quand il marie deux intrigues, le combat de deux mères sur scène et au tribunal. Sa pièce s’inspire de faits réels de maltraitance, comme Dans la mesure de l’impossible, et d’une tragédie d’Euripide, comme son Iphigénie. Hécube, et Nadia Roger qui va interpréter son rôle, demandent-elles justice ou vengeance ? Pendant leur première lecture à la table, le chœur des comédiens prononce les deux mots en même temps comme s’ils étaient synonymes. Ils sont de fait liés chez Euripide, où Hécube demande justice à Agamemnon mais exerce sa vengeance avec l’aide des prisonnières troyennes. Dans l’intrigue moderne, Nadia n’assassine personne mais demande justice pour son fils autiste, victime de maltraitance dans l’institution qui l’hébergeait. L’actrice et le personnage expriment le même paroxysme de douleur, la même volonté de se battre jusqu’au bout, comme la petite chienne qui aboie courageusement jusqu’à la fin du dernier épisode dans le dessin animé préféré de son fils Otis. Hécube se bat contre le faux ami qui a trahi les lois de l’hospitalité en tuant l’enfant confié à ses soins par Priam. Nadia, contre les services publics inertes et sourds à sa plainte, porte-parole aussi de son auteur qui défend sur tous les fronts le théâtre service public : « Soudain, une comédienne regarde sa vie à travers les lentilles d’Euripide qui l’éclaire différemment et décuple sa force. »
La carrière de Boulbon est toujours aussi magique, sans s’imposer comme un personnage à part entière, grâce à des effets lumineux discrets d’une grande beauté. Les acteurs magnifiques, conduits par Elsa Lepoivre, Denis Podalydès, Loïc Corbéry, passent en souplesse et font passer les spectateurs du rire aux larmes, de la complicité amicale entre les comédiens aux déchirements de souffrance d’Hécube/Nadia. La troupe accélère le rythme pour lui permettre de se rendre à une convocation judiciaire, entre et sort du texte à jouer, ironise sur les conventions dramatiques, propose de couper les propos racistes ou sexistes d’Euripide. La statue immense d’une chienne évoque la métamorphose prédite à Hécube par Polymestor. Le texte, produit d’une écriture collective, n’est pas tout à fait une réussite. Certes, Molière, invoqué en modèle, notait les improvisations de ses camarades et prenait en compte leurs suggestions, mais il a relu et retaillé au cordeau ses pièces avant de les confier à l’imprimeur. Peut-être Tiago Rodrigues retravaillera-t-il sa copie d’ici le retour à la Comédie-Française en mai 2025. Même si la distance est grande entre l’hubris d’Hécube et la juste colère de Nadia, il réussit admirablement l’imbrication des deux intrigues, les résonances de la tragédie ancienne dans la vie de son interprète, le langage binaire de l’enfant qui s’infiltre dans les dialogues. Mais le thème de la répétition semble le posséder, les semaines de travail avant la première, la reprise de l’histoire ancienne, les attendus répétitifs du procureur, les traits d’humour. Le ristretto deux ou trois fois, c’est drôle, moins à la six ou septième. Autre facilité, la danse de tous les membres de la troupe, casqués, le temps d’une chanson entière d’Otis Redding. Et les didascalies qui interprètent les pensées de Nadia au cas où le public n’aurait pas saisi ce qui occupe son esprit pendant les répétitions : « Elle joue une actrice qui fait semblant de jouer Hécube, alors qu’elle pense à autre chose. » Pour la préparer aux interrogatoires du procureur, l’avocate de Nadia lui pose sept fois la question qu’on lui posera pendant des mois : « Quel genre de mère laisse son enfant à d’autres personnes, au moment où il a le plus besoin d’elle ? » À quoi Nadia riposte qu’elle a l’habitude de répéter des centaines de fois la même histoire : « Je suis prête à aboyer, aboyer, aboyer, aboyer. Aboyer pour le reste de ma vie s’il le faut. »
Le spectacle s’inspire des archives du festival dont il rejoue quelques moments emblématiques. L’objectif, explique Fanny de Chaillé, est de « désacraliser l’histoire pour qu’elle devienne nôtre ». Dans le couloir du cloître, un grand tableau récapitule par colonnes les directeurs successifs, les spectacles, acteurs et metteurs en scène mémorables, les débats sur la place du théâtre dans la cité, sur la prédominance des classiques, la première sonnerie de trompettes de Maurice Jarre, la naissance du Off, la crise des intermittents, l’irruption de la violence sur le plateau… Des choix éclectiques, où certains artistes brillent par leur absence : Godard, Pina Bausch, Vitez sont cités, mais pas Peter Brook ; Vincent Macaigne mais pas Lavaudant, Chéreau, Grüber, Jean-Pierre Vincent ni Jacques Lassalle ; Ostermeier et Castellucci mais pas Ivo van Hove. Pendant que les spectateurs s’installent, deux actrices récitent les équations algébriques d’Einstein on the Beach. Les élèves de la Manufacture de Lausanne pastichent leurs aînés, et ne se gênent pas pour forcer le trait en déclamant des tirades tragiques, Lady Macbeth, le Cid, Médée, Doña Prouhèze, Le Prince de Hombourg. Une admiratrice de Maurice Béjart invective l’ignare qui massacre le titre d’un de ses ballets. Deux émules de Gérard Philipe persuadés de lui ressembler apprennent par un troisième que toutes les grands-mères voient dans leur petit-fils le portrait craché de l’acteur qu’elles idolâtraient. Bien qu’il soit mort en 1959, une de leurs camarades est certaine d’être sa fille.
Entre deux scènes reconstituées, les élèves posent en groupe ou en solo avec des sourires de studio Harcourt, singent les journalistes péremptoires de l’émission « Le masque et la plume », reproduisent les tableaux lascifs de Paradise Now. Un détail pour mémoire, les acteurs du Living Theater étaient plus menaçants qu’amicaux ou érotiques quand ils s’insinuaient parmi les spectateurs et mettaient en évidence leur incapacité à réagir. Les épisodes s’enchaînent de manière fluide, suivant un ordre chronologique. Dans l’un des sketches, des couples assis côte à côte se jettent chacun l’un sur l’autre dans des étreintes torrides. Seuls deux d’entre eux s’embrassent chastement, et c’est ce comportement incongru qui attire sur eux les regards stupéfaits de leurs camarades. L’annonce d’une grande vague d’acteurs suisses qui vont révolutionner l’art du théâtre déchaîne les rires : « Les Français, ils avaient peur des Arabes, ils avaient peur des Juifs, maintenant ils ont peur des Suisses. Ils ont peur du Grand Remplacement suisse. » Un débat contradictoire sur les aspirations féministes oppose celles qui veulent débarrasser la scène de ses encombrants monarques à celles qui rêvent de porter une couronne et une robe de princesse. La conclusion abrupte est fournie par Carte noire nommée désir, ou comment le racisme s’est glissé jusque dans les rangs du public.
Sur leur tableau des riches heures d’Avignon, les élèves de Lausanne ont intitulé « Retour des poètes » la colonne consacrée à Alain Crombecque. Les trois cent cinquante pièces exposées, en majorité des documents empruntés à sa collection personnelle et à celle de son épouse, Christine Vézinet-Crombecque, retracent le parcours vie privée/vie publique de Crombecque, sa famille à Lyon sous le régime de Vichy, le syndicalisme étudiant, Nancy, le Festival d’Automne, les Amandiers. Parmi les grands moments qu’a connus le festival d’Avignon de 1985 à 1992 sous sa direction active, la recherche d’un lieu vierge de tout passé théâtral avec Peter Brook qui les a conduits à la carrière de Boulbon, les longues nuits de la Cour d’honneur avec Antoine Vitez (La Célestine, Le Soulier de satin), le Hamlet de Chéreau, les difficiles démarches auprès de l’administration soviétique pour faire venir Tadeusz Kantor, les Argentins en exil, mais aussi la danse, Merce Cunningham, la musique expérimentale contemporaine, Stockhausen, Boulez.
L’exposition s’accompagne de huit séances de lectures retraçant les étapes et les rencontres de son parcours, à travers des textes de Novarina, Vitez, Brook, Chéreau, Copi, Kantor, Nathalie Sarraute. Le commissaire de l’exposition, Antoine de Baecque, a publié avec Emmanuelle Loyer une magistrale, monumentale Histoire du Festival d’Avignon (Gallimard, 2016), illustrée de nombreux documents et photos. À lire également pour compléter le pèlerinage, le dernier numéro de la NRF composé par Olivia Gesbert, « L’époque est-elle encore surréaliste ? », célèbre le centenaire du manifeste fondateur d’André Breton et donne la parole à des « Voix du théâtre », Yasmina Reza, Delphine de Vigan, Bartabas, Angélica Liddell, Boris Charmatz, Marie N’Diaye, Tiago Rodrigues.
Une scène de ménage au schéma répétitif, dont les protagonistes usent de toutes les ruses, bordées d’injures, de nique ta mère, coups, procès d’intention, torrents de scatologie, mauvaise foi, mauvaises questions pour surtout ne pas s’entendre, avec peut-être le désir que ça dure, que leur couple tienne encore un peu. Chacun clame que l’autre ne l’écoute pas, ne comprend rien, a fait un enfer de leurs sept années de vie conjugale, il voulait mais ne voulait pas d’enfant, n’était pas prêt, elle refuse de danser avec lui, a eu la révélation qu’une ligne invisible le partage en deux moitiés, dont l’une qu’elle déteste. Ils se cherchent, se provoquent, ne peuvent ni se réconcilier ni se séparer, irrémédiablement divisés par cette ligne solaire qu’un cordage luminescent matérialise sur scène, enroulé à une échelle, puis étalé sur le sol. On se demande lequel va se pendre avec, avant qu’ils n’avouent que la ligne passe au plus profond d’eux-mêmes. Pour eux, il est toujours cinq heures du matin, figés qu’ils sont comme un disque rayé, comme une horloge en panne.
Après une affaire qui lui a valu une peine de prison avec sursis, Ivan Viripaiev estime que le théâtre l’a « sauvé d’une carrière de criminel pour une seule et bonne raison : le banditisme et le théâtre ont deux choses en commun : le romantisme et l’escroquerie ! ». Pour avoir versé ses recettes à un fonds d’aide aux démunis ukrainiens, l’auteur russe contemporain le plus joué dans le monde s’est vu déprogrammé de toutes les scènes russes mais La Ligne solaire s’abstient de toute allusion politique. La querelle du couple infernal passerait presque pour une pièce de boulevard, n’était son ample tessiture, du plus lyrique au plus ordurier. Vers la fin, un moment de dialogue hypnotique entre deux personnalités d’emprunt, une vieille tante vivante et un mort nommé Sigmund, les sort de leur identité ordinaire, contraignant la crise à faire une pause.
Le sanglier, animal emblème du Richard III historique, s’apparente ici à l’acteur convié à jouer le rôle, qui mêle ses commentaires acerbes aux fragments réécrits de l’original. Gabriel Calderón avoue sa tendresse pour les codes les plus délaissés par le métier : « le surjeu, la langue, les costumes, tout ce qui signale que l’on pénètre dans un espace à part ». Son héros, moins un ambitieux sans foi ni loi dévoré par la soif du pouvoir qu’un idéaliste radical et dangereux, veut régner sur une scène nettoyée de toutes ses médiocrités, « quitte à entraîner le chaos et un malaise pour ceux qui assistent à la représentation ». Pour Calderón, la question de la traduction est une problématique théâtrale : Shakespeare voyage de l’anglais élisabéthain au catalan, une langue de résistance qui réclame aussi sa part de gloire, et autant s’y résoudre, l’intention initiale du poète est inaccessible.
L’acteur (interprété par Joan Carreras) le souligne dans son monologue, « ici tout n’est que traduction, traduction et traduction ». Jusque-là réduit aux seconds rôles, il s’identifie au brillant ambitieux frustré, s’empare aussi de trois des principaux personnages féminins, la reine Margaret, la duchesse d’York, mère de Richard, son épouse Lady Anne, et entend imposer sa vision idéale de la pièce. Il méprise tous ses partenaires, « une bande de débiles » conduits par « ce metteur en scène minable », « les crétins » du public qui gobent tout ce qu’il leur raconte quand on l’interroge sur son interprétation, les « critiques myopes », et les femmes en général : « Silence les poules ! On ne peut pas réfléchir avec tous vos caquètements. » Il tire à boulets rouges sur les écrivains, les dramaturges, « ces trafiquants du néant, ces comploteurs du vide ». Jette dehors les metteurs en scène et les maîtres à penser, dehors tous les artisans du théâtre, des « mafieux de l’image » aux accessoiristes, « ces imbéciles qui la plupart du temps n’ont même pas lu la pièce en entier ». Désormais seul, l’acteur vit le dernier cauchemar de Richard, appelle de ses vœux « Un spectateur, un seul / Qui comprenne sa lutte désespérée pour le théâtre ». À la fin du texte, comme dans la pièce de Shakespeare, une voix officielle annonce la destruction du sanglier et le retour à l’ordre. Sur scène, cette page a été coupée, le spectacle se termine sur la dernière réplique du comédien : « Mon royaume pour un spectateur intelligent. »