La fabrique sociale du monde colonial

L’arrivée des Européens aux Antilles et sur le continent américain est un basculement majeur de l’histoire mondiale. Elle provoque d’abord une catastrophe démographique au sein des populations amérindiennes décimées par les maladies et les massacres, et engendre la première colonisation, dès le XVe siècle, laquelle, fondée sur l’esclavagisme colonial, voit s’enchevêtrer des populations originaires des continents européen, américain et africain. On a là une configuration sociale inédite que la recherche historique continue d’interroger, comme le montre l’ouvrage collectif dirigé par Cécile Vidal, Une histoire sociale du Nouveau Monde.


Cécile Vidal (dir), Une histoire sociale du Nouveau Monde. EHESS, 340 p., 24,80 €


Le fait colonial ne cesse de connaître des renouvellements historiographiques qui l’éloignent toujours plus des débats publics le concernant, lesquels se contentent le plus souvent d’une appréhension binaire (colons-colonisés) et manichéenne (victimes contre bourreaux). Peu de sujets historiques sont à ce point séparés de leurs usages sociaux. C’est que ces derniers répondent aussi à des commandes mémorielles et à des agendas politiques qui n’ont rien à voir avec le monde académique. Mais on peut aussi poser la question de la responsabilité du monde savant qui peine à rendre accessibles des recherches dont on mesure pourtant, à la lecture, le potentiel critique et l’opportunité qu’elles offrent de sortir des ornières construites par des débats souvent délétères.

Une histoire sociale du Nouveau Monde : la fabrique du monde colonial

Une histoire sociale du Nouveau Monde fait partie de ces travaux. En posant une question en apparence simple – « Qu’est-ce que faire société ? » –, l’ouvrage prend les sociétés coloniales nées en Amérique au XVe siècle comme prisme d’observation de sociétés naissantes, dans un monde en proie à de telles tensions et à de tels rapports de domination qu’il semble de prime abord difficile d’y concevoir la moindre possibilité de constructions sociales communes et partagées ; un monde nécessairement nouveau où tout doit s’inventer.

S’inscrivant dans le sillage de ce que l’anthropologue Georges Balandier avait qualifié en 1951 de « situation coloniale », les auteurs et autrices de cet ouvrage prolongent l’hypothèse de l’existence de configurations sociales spécifiques dans le monde colonial, puisque marquées par des relations entre conquérants spoliateurs de terres et parfois criminels, et peuples autochtones amérindiens bientôt rejoints par les esclaves déportés d’Afrique subsaharienne dans le cadre de la traite transatlantique naissante. L’histoire est bien connue : conquêtes d’une violence inouïe, choc biologique et environnemental, déstabilisation totale de l’ordre social antérieur, réduction en esclavage et travail forcé…

Mais, comme dans toute étude historique, l’intérêt n’est pas tant dans la découverte de nouveaux faits marquants que dans la réinterprétation que permet la variation des focales d’analyse. C’est à cet exercice que se prête ce collectif international de chercheuses et chercheurs : l’appréhension d’une fabrique du social en situation coloniale. Jusque-là, expliquent Cécile Vidal et Pedro Cardim, l’étude des sociétés coloniales se faisait surtout dans des cadres nationaux (colonisations ibérique, anglaise, française), empêchant de procéder à des jeux comparatifs et d’interroger les circulations et influences réciproques entre tous ces mondes. Or le monde colonial est bel et bien un monde en perpétuel mouvement. Il est même le produit de migrations volontaires ou contraintes, de mobilités inter et intracontinentales qui n’ont de cesse de le redéfinir. Ce sont des marchands, militaires, diplomates, prisonniers, captifs, travailleurs, caravaniers, corsaires, minorités religieuses qui circulent, et bien sûr des millions d’esclaves.

Une histoire sociale du Nouveau Monde : la fabrique du monde colonial

« Le Mississipi ou La Louisiane dans l’Amérique septentrionale » (XVIIe siècle) © Gallica/BnF

Il y a donc là une dynamique qui ne se laisserait pas saisir par une analyse strictement nationale. C’est ce que rappellent François Ruggiu et Antonio de Almeida Mendes : avant 1820, plus de 10 millions d’Africains ont été emmenés comme esclaves aux Amériques, tandis que près de 2,5 millions d’Européens ont traversé l’Atlantique. D’une certaine manière, rappellent-ils, les Amériques furent une extension de l’Afrique beaucoup plus que de l’Europe. Il va de soi que ces incessantes circulations ont contribué à configurer des sociétés nouvelles, multi-ethniques, ce que s’attache à saisir cet ouvrage. D’où l’inscription dans le cadre d’une histoire dite « hémisphérique », c’est-à-dire à l’échelle du continent et dans une perspective comparatiste. Car l’hypothèse de départ est le développement de sociétés dans lesquelles se retrouvent des traits communs à l’échelle du continent : « le caractère colonial des sociétés nouvelles aux Amériques relevait donc d’un double rapport entre la métropole et ses territoires ultra-marins, d’une part, entre les colons et les populations colonisées au sein de ces derniers, d’autres part », écrit Cécile Vidal.

Cette explosion des cadres nationaux s’accompagne d’un refus de la linéarité chronologique et du choix d’entrées thématiques pour saisir les multiples visages de ces sociétés coloniales : le travail, les marchés, le rapport aux territoires, le droit, les religions mais aussi les familles. Si l’approche est stimulante, elle souffre malgré tout d’un travers scientifique fréquent dans les ouvrages collectifs, une certaine désarticulation qui rend difficile la plongée dans l’univers colonial que des non-spécialistes auraient pu souhaiter. Très séquencés, sans véritable souci d’homogénéisation ou de transition, les chapitres se succèdent davantage comme des entités autonomes que comme traduisant la volonté de former un tout. On le regrette d’autant plus que le livre, comme le signale Cécile Vidal, est le produit d’un véritable travail collaboratif, sur plusieurs années, avec des discussions régulières dans différents ateliers.

Néanmoins, l’hypothèse de départ – le caractère fécond de l’analyse comparatiste – est bel et bien confirmée. Ce sont d’abord des sociétés de gigantesque mise au travail, selon des modalités que détaille Cécile Vidal : esclavage bien sûr, mais aussi pluralité du travail forcé à côté du travail libre, les mines et les plantations révélant les conditions les plus extrêmes. Il fallait produire toujours davantage pour les marchés européen et américain. Ces différents statuts recoupent des facteurs raciaux et genrés. Il va de soi que le travail forcé s’applique uniquement aux Amérindiens et Africains tandis que l’engagisme concerne les Européens. Quant au travail dans les plantations, il brouille parfois les frontières de genre en contraignant les femmes à accomplir des tâches que leur exigence physique réservait traditionnellement aux hommes. À l’inverse, dans les communautés amérindiennes, les femmes sont cantonnées à des tâches progressivement construites comme « féminines » : tissage et filage. D’un côté, le travail pousse les Européens, Amérindiens et Africains à se côtoyer, de l’autre il contribue à dresser des barrières entre eux.

Une histoire sociale du Nouveau Monde : la fabrique du monde colonial

Représentation d’une famille métisse de la « Nouvelle Espagne » (auteur anonyme, XVIIIe siècle)

De manière générale, les sociétés coloniales doivent être analysées comme des espaces de contacts et de négociations. C’est aussi ce que montre Manuel Covo dans son chapitre consacré au marché. Marchands et négociants sont des passeurs entre plusieurs mondes. Pris dans des circuits commerciaux, ils parlent plusieurs langues et façonnent de nouvelles interactions. Les marchés coloniaux sont, en un sens, émancipateurs, rappelle l’auteur, donnant l’exemple d’Européennes jouissant de responsabilités dans le monde colonial qu’elles n’auraient jamais eues en Europe. Mais le marché reste surtout l’instrument fondamental de domination et d’asservissement lié à la traite. L’esclave y est à la fois produit, monnaie, garantie, et force de travail.

Ce sont également des sociétés qui élaborent de nouvelles règles, voire un nouveau droit. À commencer par celui de la propriété car, si la colonisation est bien une appropriation territoriale, Claudia Damasceno Fonseca et Federica Morelli mettent au jour une très grande variété de formes de concessions foncières ainsi que la nécessaire prise en compte, par les Européens, de modalités d’appropriations territoriales autochtones qui leur étaient totalement étrangères. Dans tous les autres domaines, le droit est mobilisé comme un outil d’accompagnement et de légitimation de la conquête, comme le rappellent Marie Houllemare, Aude Argouse et Dominique Rogers. La chose est assez connue avec le Code noir (1685) qui organise, pour le cas français, les relations entre maîtres et esclaves, mais, à l’échelle continentale, les droits sont multiples et font parfois l’objet de négociations avec les populations autochtones, comme dans le cas des zones frontalières. Le droit est ainsi une « technologie du pouvoir » qui organise la violence légale inhérente à la colonisation.

Enfin, les familles et les religions sont aussi abordées comme des espaces sociaux transformés par le fait colonial. François-Joseph Ruggiu et Vincent Cousseau interrogent en particulier les mariages mixtes, le statut des enfants métis ainsi que les effets plus généraux de la racialisation des rapports sociaux, tandis que Charlotte de Castelnau L’Estoile et Aliocha Maldavy montrent les accommodements auxquels le christianisme, pourtant instrument de conversion, a bien dû se résoudre.

Une histoire sociale du Nouveau Monde n’est pas sans évoquer un autre ouvrage collectif récent dirigé par Romain Bertrand, L’exploration du monde. Une autre histoire des Grandes Découvertes dans lequel sont explorés aussi les interfaces, le monde des passeurs, c’est-à-dire ce qui se joue dans le cadre de la relation coloniale ; sans en nier les violences extrêmes, mais en donnant à voir des dynamiques sociales autrement plus complexes que ce à quoi les débats publics réduisent souvent le passé colonial.

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