La liste de Kasztner

Sous une forme à peine romancée, et avec des accents à la Edgar Hilsenrath, Yoram Leker nous livre un récit autobiographique qui remet en mémoire l’un des cas les plus tragiques des situations de « choix sous contraintes » de l’histoire, selon la formule « choiceless choices » de Lawrence Langer. Il s’agit de celui de l’avocat juif hongrois Rezsö Kasztner, qui sauva 1 684 personnes du génocide nazi et qui fut – et reste à ce jour – sacrifié à la raison d’État en Israël. Parmi les passagers se trouvait la mère de Yoram Leker, l’auteur de ce livre, L’âme au diable.


Yoram Leker, L’âme au diable. Viviane Hamy, 285 p., 20,90 €


On se souvient que, jusqu’en mars 1944, la Hongrie de l’amiral Horthy était un allié de l’Allemagne nazie. Pour autant, et bien qu’antisémite, ce dernier épargnait les Juifs hongrois. Lorsque le cours de la guerre changea, son Premier ministre, Myklós Kállay, engagea des négociations secrètes avec les Alliés en vue d’une paix séparée. Informé de cette trahison, Hitler envoya ses troupes qui débarquèrent à Budapest le 19 mars 1944. Les déportations des Juifs hongrois n’allaient pas tarder.

C’est alors qu’entre en jeu l’avocat Rezsö Kasztner, un homme « cultivé, sûr de lui, doté d’un sang-froid à toute épreuve » et, de surcroît, joueur de poker. Peu auparavant, il avait créé avec Joel Brand un comité d’aide aux Juifs des pays frontaliers qui tentaient de se réfugier en Hongrie. Kasztner et Brand vont jouer le tout pour le tout. Au nom de ce comité, ils allaient convaincre Himmler, ministre de l’Intérieur du Reich qui, après Stalingrad, craignait de plus en plus pour sa peau, qu’ils pouvaient lui servir d’intermédiaires pour négocier avec les Anglo-Américains. En échange, les Juifs hongrois échapperaient à la déportation.

En attendant, c’est avec le spécialiste de la logistique pour mener à bien la « solution finale », soit Eichmann en personne, qu’ils devaient mener des transactions. Eichmann, contrairement à l’image qu’en a laissée – ou qu’on lui attribue avoir voulu laisser – Hannah Arendt, ne faisait pas qu’appliquer des ordres. Il s’avérait férocement attaché à sa mission exterminatrice. Il consentit cependant, car tels étaient les besoins du Reich, à fixer ses prix : 10 000 camions, 200 tonnes de thé, 800 tonnes de café, du savon, etc., en guise d’« acompte » pour expédier un premier convoi de 20 000 Juifs en Autriche plutôt qu’à Auschwitz. Tandis que Brand part à Istanbul pour, de là, obtenir l’aide de l’Agence juive, voyage au bout duquel il est arrêté et mis en prison par les Anglais, Kasztner continue à négocier seul pied à pied avec Eichmann. Un rôle d’autant plus difficile qu’il s’agissait essentiellement de lui faire prendre patience, tout en poursuivant le bluff tandis que, chaque jour, des convois partaient pour Auschwitz.

Kasztner se démène, obtient l’autorisation de se rendre en Suisse pour rencontrer le Congrès juif mondial, lequel est bien incapable d’influencer Churchill et Roosevelt. « Cela faisait d’ailleurs plus de deux ans, rappelle Leker, que ses représentants suppliaient, preuves en main, de bombarder le camp d’Auschwitz, sans le moindre résultat. Dans ces conditions le sauvetage de quelque 800 000 Juifs hongrois ne constituait un enjeu primordial pour personne, si ce n’est pour eux-mêmes. »

L’âme au diable, de Yoram Leker : la liste de Kasztner

Rezsö Kasztner enregistrant une émission en hongrois sur la radio israélienne Kol Israel © D.R.

Himmler n’était pas le seul à entrevoir la fin et la sienne, il y avait aussi le SS Kurt Becher, en charge des spoliations des Juifs, qui cherchait à s’acheter une conduite pour l’après-guerre. En résumé, avec l’aide de ce dernier, mais surtout grâce à son aplomb, son courage et sa ténacité, ainsi qu’une somme exorbitante rassemblée par le Joint (organisation juive humanitaire américaine), Kasztner parvient à sauver ce qui restera le train portant son nom, dirigé non pas vers Auschwitz mais vers le camp de Bergen-Belsen, puis vers la Suisse, soit 1 684 Juifs de Budapest.

En 1947, Kasztner émigre en Palestine. Non seulement il n’est pas accueilli en héros, mais il doit combattre des rumeurs selon lesquelles il aurait mal agi. Comment se serait opéré le choix des heureux élus du « train Kasztner » ? Devenu journaliste dans la presse écrite et radiophonique en hongrois, il participe aussi à la vie politique aux côtés des travaillistes (parti de gauche). Alors au pouvoir, ces derniers entament des négociations avec l’Allemagne d’Adenauer sur les fameuses « réparations ». La droite, Menahem Begin en tête, s’y oppose, crie à la trahison. On ne marchande pas le prix d’un Juif assassiné !

C’est au milieu de cette controverse qu’un pamphlet publié dans la presse d’extrême droite accuse Kasztner d’avoir collaboré avec les nazis. Kasztner porte plainte, est sur le point de gagner lorsque l’avocat de la partie adverse sort son joker : n’aurait-il pas, à Nuremberg, témoigné en faveur du SS Kurt Becher, lequel, acquitté, a refait sa vie de riche homme d’affaires en Allemagne de l’Ouest ? De fait, à Nuremberg, Kasztner avait bien, si ce n’est témoigné en faveur de Becher, dit la vérité, à savoir que ce dernier l’avait aidé à sauver des Juifs. Le juge Benjamin Halevy n’hésite pas alors à le désigner comme celui qui a vendu « son âme au diable ». La défense jubile. La droite encore plus, même le parti communiste crie avec les loups. Le procès Kasztner devient celui du parti travailliste au pouvoir, mais le Premier ministre, Ben Gourion, ne lève pas le petit doigt en faveur d’un Kasztner désormais livré à la vindicte populaire. Il aurait négocié avec les nazis la vie de 1 684 Juifs au détriment de milliers d’autres…

Le 3 mars 1957, Kasztner est assassiné devant chez lui par un « illuminé dont les actes étaient, disait-il, guidés par la main de Dieu ». Condamné, ainsi que deux complices, à perpétuité, ils furent tous trois graciés en 1963 par Ben Gourion. Reste l’énigme de la déposition de Kasztner à Nuremberg. S’appuyant sur les sources existantes, Yoram Leker relate qu’avant de faire sa déposition sur Becher à Nuremberg, Kasztner l’avait soumise à l’Agence juive, plus précisément à son trésorier, Eliezer Kaplan. Pour quelle raison ?

Une hypothèse forte est la suivante : chargé des spoliations, Becher avait amassé beaucoup d’argent. En échange d’un témoignage qui, sans le défendre, ne l’accablait pas et allait lui permettre de s’en tirer, aurait-il accepté de restituer tout ou partie de cet argent à l’armée secrète du futur État d’Israël ? Pour ne pas nuire à son gouvernement, Kasztner aurait donc gardé secrète cette transaction. On peut dès lors se poser la question : les services secrets israéliens auraient-ils décidé son élimination comme témoin gênant ?

Telle est la conviction de la fille de Kasztner. Le chef de ces services n’était autre qu’un Juif hongrois, rescapé d’Auschwitz qui en voulait à Kasztner de l’avoir exclu, lui et sa famille, du fameux train dirigé vers Bergen-Belsen, dont tous les passagers survécurent. Tout est possible et le doute ne sera pas levé aussi longtemps que les archives des services de renseignement resteront fermées au nom du fameux « secret défense » – comme si la vérité sur cette histoire pouvait encore mettre en danger la sécurité de l’État hébreu… Pour Yoram Leker, il est pratiquement certain que le témoignage de Kasztner à Nuremberg a été commandité par l’Agence juive. « C’est ce qu’on appelle la raison d’État… Une injustice commise au nom d’un impératif supérieur : en l’occurrence trouver de l’argent pour armer l’État naissant d’Israël. »

En janvier 1958, neuf mois après son assassinat, la Cour suprême d’Israël a innocenté Kasztner. Pour autant, il n’a pas été réellement réhabilité. Ainsi, aucune rue ne porte son nom qui reste tabou ou honni, selon les cas. Sa fille et ses petites-filles (dont Merav Michaeli, la politicienne connue pour ses positions contre le mariage et favorable à la séparation de la religion et de l’État) se battent encore. « Je suis un enfant de Kasztner, conclut l’auteur, en d’autres termes un enfant du diable […]. Je suis coupable d’avoir pris la place du fils d’une autre juive de Kolozsvar ou d’ailleurs, dont le seul tort aura été de n’avoir pas figuré sur la liste Kasztner ».

Il n’y a eu, hélas, aucun Spielberg pour sortir Kasztner de l’oubli, comme ce fut le cas pour Oskar Schindler (La liste de Schindler, 1993) à qui Yoram Leker le compare. Il y eut seulement un très bon documentaire en 2008, Killing Kasztner, de l’Américaine Gaylen Ross, ainsi que quelques livres d’historiens. Désormais, on dispose du livre de Yoram Leker, dont la partie autobiographique allie, avec un véritable talent d’écrivain, le tragique au comique, et que l’édition israélienne s’honorerait de traduire en hébreu au plus vite.

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