Précis d’harmonie

L’enquête passionnante de Mélanie Traversier sur l’harmonica de verre met au jour un instrument oublié, le parcours de ses interprètes et tout un pan d’histoire culturelle du XVIIIe siècle.


Mélanie Traversier, L’harmonica de verre et miss Davies. Essai sur la mécanique du succès au siècle des Lumières. Seuil, 512 p., 25 €


En mai 1798, un bien étrange spectacle a été organisé au Jardin des Plantes. Deux éléphants ceylanais, Hans et Parkie, arrachés à leur terre natale en 1784 et arrivés dans la ménagerie parisienne après avoir été la propriété du stadhouder des Provinces-Unies, se voient offrir ce qui est conçu comme un remède à leur apathie et, en particulier, à leur manque de libido : un concert donné pour eux par les meilleurs musiciens du nouveau Conservatoire. Les réactions des pachydermes à l’ouverture du Devin du village de Rousseau, au Ça ira révolutionnaire, ou encore à un adagio tiré du Dardanus de Rameau sont observées et analysées. L’anecdote, plaisante, est racontée au sein d’un chapitre intitulé « Good vibes contre maladies nerveuses… » de l’ouvrage récent de Mélanie Traversier. Sa présence dans l’ouvrage donne une indication de la richesse des matériaux convoqués au détour de l’évocation d’un instrument de musique imaginé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Avec l’harmonica de verre, dont le nom a varié au cours du temps, le plaisir des mélomanes vient s’adjoindre à cette curiosité pour les nouveautés qui motive nombre de divertissements mondains au siècle des Lumières – il suffit de songer à certaines des expériences et démonstrations proposées à la cour ou dans les séances des académies. L’harmonica est au centre de spectacles dans différentes villes d’Europe. Benjamin Franklin est le créateur à l’origine de cet idiophone à friction : à partir de l’assemblage de verres remplis de liquide dont on tire des sons par frottement, il a imaginé un instrument véritable avec des cônes de verre enfilés sur un manche et s’est associé à un souffleur de verre anglais pour en faire réaliser le premier modèle. Le coût de la fabrication a limité le nombre d’exemplaires mis en circulation, mais l’attractivité de l’objet et de ses sons cristallins a conduit de nombreux musiciens à vouloir y apporter des améliorations techniques ou à déposer des brevets de fabrication de part et d’autre de la Manche.

L’harmonica de verre et miss Davies, de Mélanie Traversier

Si l’instrument, doté d’un inventeur dont la célébrité ne cesse de croître à l’époque, est à la source de l’essai, une Anglaise, la « miss Davies » du titre, y joue également un rôle crucial. L’interprète (qui se targue d’être la seule à avoir reçu des leçons de Franklin lui-même) paraît inséparable de son harmonica. Ils forment un temps ce que Mélanie Traversier nomme un « duo céleste ». Une autre forme de duo est celui de Mary Ann Davies avec sa sœur, une cantatrice douée dont la renommée éclipse progressivement celle de son aînée. D’un lancement réussi dans la péninsule italienne, Cecilia Davies rapporte un surnom devenu une partie essentielle de son identité professionnelle, L’Inglesina. Retracer les carrières contrastées des deux femmes permet de retirer des informations intéressantes sur leurs tournées internationales, sur leurs conditions de travail, sur l’attitude des publics face à la médiatisation des musiciennes. Toutes deux connaîtront l’ombre après la lumière, pour des raisons de santé pour l’instrumentiste, de vieillissement et de désaffection des spectateurs pour sa cadette.

La documentation assemblée par Mélanie Traversier est prodigieuse (comme en témoignent des citations souvent très longues) : lettres inédites retrouvées dans des archives provinciales, rapports de médecins ou brevets tirés de fonds académiques, comptes rendus et articles parus dans la presse du temps. Si l’on n’échappe pas à quelques redites, l’ensemble forme un ouvrage remarquable qui livre des informations utiles non seulement à qui s’intéresse, comme le laisse entendre le sous-titre, à la mécanique du succès au siècle des Lumières, mais encore aux historiens de l’organologie, des représentations, des sciences, etc. La question médicale reçoit un traitement approfondi : l’enquête prend à bras-le-corps les affirmations contrastées suscitées par l’harmonica de verre. Selon certains, les sons produits auraient une valeur thérapeutique – le fameux physicien viennois devenu promoteur du magnétisme, Mesmer, en aurait fait jouer à l’occasion pour ceux qui suivaient ses traitements – alors même qu’on attribue à la pratique de l’instrument les pathologies nerveuses dont souffrent certains interprètes. Entre science moderne et rumeurs passées, l’historienne offre un panorama complet.

Lisible et érudite, non dénuée de pointes d’humour, la traque de Mélanie Traversier met au jour des événements improbables et des personnages totalement oubliés, du moins dans le rôle qui leur est assigné au sein de son récit. Il en va ainsi de Jeanne-Louise-Constance d’Aumont, duchesse de Villeroy, qui travaille à perfectionner l’instrument par l’adjonction d’un clavier. Le manque d’archives à propos de son projet (en raison notamment de l’absence de traces dans les académies et autres instances d’accréditation) illustre la difficulté de retrouver une pratique scientifique et technique féminine privée trop souvent oubliée ou occultée par l’histoire.

L’harmonica de verre connut son heure de gloire. L’entrepreneur de spectacles terrifiants Robertson se servait des qualités mystérieuses de ses sons pour contribuer à l’ambiance de ses fantasmagories. Ainsi que le suggère ce choix, l’instrument avait, pour nombre d’auditeurs, un lien avec des forces occultes – angéliques ou, plus souvent, diaboliques. De grands musiciens dont Mozart, Beethoven ou Donizetti inclurent ce que Franklin avait appelé son armonica, orthographié à l’italienne, dans des œuvres guère jouées de nos jours dans leur forme originale. Certains compositeurs modernes continuent encore de rechercher des effets difficiles à produire autrement. Written on Skin, le bel opéra de George Benjamin créé au festival d’Aix-en-Provence en 2012 (et joué plusieurs fois depuis), accorde ainsi à l’harmonica de verre un rôle important.

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