Traduire à l’époque moderne

En quelle langue Cervantès et Shakespeare se seraient-ils parlé s’ils s’étaient rencontrés ? En arabe, sans doute, comme l’imagine Anthony Burgess dans sa nouvelle mettant en scène cette rencontre. Issu d’un cours au Collège de France tenu à l’université de Pennsylvanie, le nouveau livre de Roger Chartier Éditer et traduire nous invite à décentrer notre regard en nous déplaçant à une époque où l’Espagne occupait une position dominante et où la figure de l’auteur moderne était seulement en train d’émerger. Ainsi, l’eût-il voulu, Cervantès n’aurait pu lire Shakespeare qui n’était alors pas traduit en espagnol. Seuls les catholiques anglais résidant en Espagne avaient accès à une édition soigneusement expurgée d’allusions sexuelles ou autres grossièretés et de tout signe d’impiété. À l’opposé, l’histoire de don Quixote de la Mancha était largement diffusée en France comme en Angleterre.


Roger Chartier, Éditer et traduire. Mobilité et matérialité des textes (XVIe-XVIIIe siècle). EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 300 p., 24 €


Cet ouvrage interroge à nouveaux frais la relation entre auteur et œuvre, les régimes d’attribution des textes ainsi que les modalités de leur circulation entre langues et cultures et entre formes d’expression (texte écrit et mise en scène théâtrale), en lien avec leur « mise en livre », pour reprendre un concept forgé par Roger Chartier dans ses travaux antérieurs. La figure de l’auteur telle que le romantisme l’a construite gomme en effet les interventions d’une chaîne d’acteurs, copistes, censeurs, éditeurs, imprimeurs, correcteurs, typographes, traducteurs, adaptateurs, que l’approche matérialiste déployée par Chartier met au jour.

Loin de se borner à retracer des versions ou formats, une telle approche place au cœur de l’histoire culturelle la problématique de la « mobilité des œuvres », ce qui a pour effet de déstabiliser nombre de certitudes de l’histoire littéraire en rompant avec la vision rétroactive qu’elle a imposée. Les cinq modalités qui confèrent aux œuvres leur mobilité, à savoir « l’instabilité de leur attribution, les variantes entre les textes de leurs états imprimés, la pluralité de leurs formes de publication, leurs migrations entre genres et leurs traductions d’une langue à l’autre », sont brillamment illustrées dans le chapitre consacré à la circulation du Festin de pierre, pièce attribuée à Molière et connue de nos jours sous le titre de Dom Juan, à travers les métamorphoses, réécritures et censures qu’a connues la réplique finale de Sganarelle assistant au châtiment de son maître et déplorant la perte de ses « gages », réplique dont l’ironie impie ne manqua pas d’être perçue.

Éditer et traduire, de Roger Chartier : traduire à l'époque moderne

Portrait de Baldassare Castiglione par Raphael (vers 1515)

Une telle approche déstabilise donc aussi le sens de ces œuvres, livrées aux appropriations des éditeurs, des troupes de comédiens, des traducteurs, qui, tous, « traduisent », interprètent les textes en y laissant leurs propres traces, celles des choix qu’ils ont effectués et que révèle la comparaison des versions plus que l’énoncé des intentions. Le chapitre dédié aux traductions du mot « sprezzatura » employé par Castiglione dans son bestseller Il Libro del Cortegiano (Le Livre du courtisan), entre grâce, désinvolture, nonchalance et mépris, en apporte une splendide illustration, tout comme celui qui traite de la traduction du fameux vers de Hamlet, « To be, or not to be ». D’autres exemples de décisions parsèment le livre, notamment ceux de mots réputés intraduisibles comme « despejo » chez Gracián, qu’Amelot traduit par « Le Je-NE-SAIS-QUOI » ou, plus près de nous, « saudade », que le traducteur anglais du romancier angolais José Eduardo Agualusa a choisi de laisser tel quel.

Par-delà les choix, ces traces livrent aussi la violence de certaines appropriations, censure, détournement du sens, dépossession, réinterprétations idéologiques, lorsqu’on les replace dans les rapports de force interculturels inégaux – colonialisme, évangélisation forcée, imposition de catégories juridiques – dont elles sont l’expression, comme l’a bien montré Tiphaine Samoyault (Traduction et violence, Seuil, 2020). L’analyse de l’Histoire d’un voyage fait en la Terre du Brésil, autrement dite Amérique de Jean de Léry, parue en 1578, illustre ici l’intense activité de traduction à laquelle donnent lieu les entreprises de colonisation pour comprendre la langue indigène.

Qu’elle soit un instrument de domination ou une marque de reconnaissance de la supériorité culturelle de l’autre, la traduction n’a pas bonne réputation si l’on se fie au mépris dans lequel la tient Don Quichotte (dont le créateur appartient, il est vrai, à une culture alors dominante ; or, comme l’ont montré les approches sociologiques de la traduction, les langues dominantes tendent à exporter plus qu’à importer). Le verbe « trasladar » qu’il emploie signifie, à l’époque, aussi bien interpréter une écriture dans une autre langue que copier, action donc purement mécanique, qui est néanmoins devenue lucrative, comme l’attestent les contrats passés au milieu du XVIe siècle entre les libraires parisiens et les traducteurs de romans de chevalerie espagnols – genre fort prisé alors. Les traducteurs sont en effet les premiers à tirer des revenus de la publication d’ouvrages, en un temps où les auteurs doivent se contenter des seules rétributions indirectes que leur procure le patronage, grâce au système des dédicaces.

Éditer et traduire, de Roger Chartier : traduire à l'époque moderne

Portrait de Miguel de Cervantes par Juan de Jáuregui (vers 1600)

Retracer la circulation des œuvres en traduction dessine aussi une géographie littéraire, comme le suggérait Franco Moretti dans son Atlas du roman européen (Seuil, 2000). Ainsi, trois vagues de traduction ont fait de Don Quichotte un classique du canon mondial de la littérature moderne : d’abord, de 1612 à 1657, en anglais, français, italien, allemand et néerlandais, puis, entre 1768 et 1802, en russe, danois, polonais, portugais et suédois, et enfin, au XIXe siècle, dans les empires autrichien, russe et ottoman et en Asie (chinois, persan, hindi, japonais). Mais, plutôt que de s’en tenir à cette cartographie, Chartier analyse les modalités de ces circulations, traductions directes ou indirectes (comme du français en russe), retraductions, adaptations théâtrales, qui produisent de nouveaux textes, ouvrant à une histoire connectée centrée sur le rôle des interprètes – lequel est aussi au cœur du livre de Zrinka Stahuljak sur Les fixeurs au Moyen Âge (Seuil, 2021).

Suivre le cheminement des textes et leurs métamorphoses nous ramène au moment où commence à peine à se construire la figure de l’auteur, avec l’apposition du nom de Shakespeare sur certaines éditions à partir de 1598, puis les volumes reliant ses œuvres sous son nom d’auteur : Thomas Pavier s’y essaya pour Shakespeare dès 1619 mais son projet avorta, et il fallut attendre l’édition Folio de 1623 qui consacre, « monumentalise », l’œuvre du poète dramaturge. Cette pratique nouvelle coexiste un temps avec les miscellanées mais aussi avec les recueils de citations célèbres d’auteurs divers, érigées en lieux communs d’une culture. À ce répertoire, Shakespeare, qui se voit de plus en plus comparé aux auteurs classiques, accède dès 1600. Cent cinquante ans plus tard, l’anthologie de citations de Shakespeare publiée par William Dodd en 1752 sous le titre The Beauties of Shakespear aura une tout autre signification : l’illustration du génie singulier d’un auteur consacré héros culturel, qui marque l’avènement du nouveau régime d’attribution des textes codifié par la propriété littéraire, et incarné par le sacre de « l’écrivain national », dont Anne-Marie Thiesse a si bien mis en lumière la construction (La fabrique de l’écrivain national, Gallimard, 2019). La quête du texte original et de son authenticité, qui préoccupait peu les éditeurs et imprimeurs jusqu’à ce moment de bascule, est étroitement liée à ce nouveau régime. Les entreprises de canonisation de ces classiques de la littérature moderne donnent lieu à un travail intense de compilation d’œuvres complètes, comparaison de versions manuscrites et imprimées, traductions, retraductions, jusqu’aux « traductions » dans la langue même de l’auteur modernisée, à l’instar de la « translation » des Œuvres de Rabelais dans la collection « L’Intégrale » des éditions du Seuil en 1973, puis la publication d’une « édition intégrale bilingue » dans la collection « Quarto » aux éditions Gallimard en 2017. D’un tel traitement de faveur ont également bénéficié Cervantès, Shakespeare et Montaigne.

Éditer et traduire, de Roger Chartier : traduire à l'époque moderne

« Les joueurs d’échecs », représentant Ben Johnson et Shakespeare, attribué à Karel van Mander (1603)

La nationalisation des écrivains est prise dans les rivalités entre les cultures nationales qui se constituent à travers elles, et qui révèlent d’autres usages de la traduction que l’appropriation ou la consécration. Premier traducteur du monologue d’Hamlet en français, Voltaire recourt bientôt à la traduction littérale comme à une arme, dans l’optique de révéler les vulgarités et les indécences au moyen desquelles Shakespeare aurait séduit le public populaire de Londres, et que la traduction euphémisée de La Place parue en 1746 a masquées. Ce qui vaudra à l’auteur de Zaïre d’être disqualifié par Elizabeth Montagu, laquelle va jusqu’à mettre en doute sa compétence linguistique. Et Voltaire ne sera pas parvenu à éclipser au royaume de France la gloire montante du célèbre dramaturge anglais.

La mobilité des textes, l’instabilité de leur sens n’implique pas pour autant de basculer dans le relativisme épistémologique. S’appuyant sur Foucault et Canguilhem, Roger Chartier l’énonce d’entrée de jeu dans un premier chapitre intitulé « Dire vrai. Rhétorique, fable, histoire » :  « Dans la tradition de l’épistémologie historique, identifier l’historicité des concepts et des instruments qui produisent les savoirs sur le monde naturel ou la créature humaine n’empêche pas de reconnaître leur capacité à produire une connaissance rationnelle de leurs objets ». On ne saurait trop le réaffirmer, à l’heure des fake news. Cette position ne le dispense pas pour autant d’un retour aussi salutaire que nécessaire sur les rapports entre rhétorique et vérité, qu’il aborde à travers les traductions de la Rhétorique d’Aristote et, en particulier, du mot « pisteis », « preuves » en français. Le terme grec est ambigu, oscillant entre proof et evidence. Selon Carlo Ginzburg, ces deux sens se trouvent spécifiés chez Aristote lorsqu’il distingue les « preuves techniques », produites par les figures du discours visant à emporter la conviction : exemples, enthymèmes, des « preuves extra-techniques », lesquelles seraient donc ces « preuves » extérieures au discours que requiert la science empirique. Chartier distingue aussi nettement les régimes épistémologiques de la science et de la fiction, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de vérité dans la fiction… L’ouvrage se clôt sur John Donne et son Dieu translateur de la vie après la mort, qui résonne avec la métaphore ancienne du monde comme un livre écrit par Dieu, lequel devient aussi correcteur et relieur dans l’Angleterre réformée du XVIIe siècle.

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