Reflets de Roche

Dans Marabout de Roche, Karine Miermont trace élégamment le portrait de son voisin Denis Roche. Une vraie rencontre avec l’écrivain-photographe-éditeur disparu en 2015, ponctuée de silence et de parole. Un livre à lui ressemblant.


Karine Miermont, Marabout de Roche. L’Atelier contemporain, 176 p., 20 €


Il y a les livres qui expliquent les œuvres, il y a ceux qui éclairent les écrivains, et puis il y a les autres, matière composite, indéfinissable, rayonnante cependant, qui puisent dans la nature de l’homme même, mêlant l’ombre des images à la lumière des mots, à moins que ce ne soit l’inverse… Marabout de Roche est subtilement et joliment de ces livres-là, récit qui joue sur l’association des souvenirs et des rêves, l’épinglage de notations saisies au vol, le collage de lectures, qui finissent par former le portrait d’un homme à la fois précis et transparent, fragile et ductile, silhouette que l’on dirait prise dans le reflet d’un miroir sans fin. Denis Roche, tel qu’en lui-même l’ironie le change : « L’ironie de Denis. Ce sourire ou ce rire régulièrement convoqués pour rythmer la conversation, l’animer, la contrarier, la faciliter, l’empêcher parfois. Pour laisser à l’autre le soin de deviner le propos dont il n’est jamais sûr lui-même de tout le sens. »

Tout tourne autour de et dans la Fabrique, les merles, les mésanges, le paulownia aux fleurs bleues mauves, Denis, sa femme Françoise et quelques illustres autres (Claire Paulhan, Jacques Henric…), et puis elle, Karine Miermont, arrivée plus tardivement. La Fabrique, c’est une copropriété à nulle autre pareille, du côté de la rue de Reuilly. C’est une manière d’y accéder, par une suite de passages et de cours, mais c’est surtout une façon d’y habiter, d’y exister même, chacun tombant sur l’autre selon les lois du hasard et/ou de la nécessité, quand il faut tailler un arbre ou parler de littérature, l’architecture du lieu permettant de se croiser sans se gêner, de s’apercevoir sans se voir, jamais l’inverse. Un voyeurisme doux, si jamais cela peut se concevoir : « Je le regarde parfois depuis l’une des fenêtres de ma cuisine qui surplombe plusieurs fenêtres de son appartement, et je regarde surtout la table ronde qui accueille les repas le dimanche midi ou les soirs avec amis […] Depuis ma fenêtre, je vois bien l’ensemble, mais pas les détails ».

Marabout de Roche, de Karine Miermont : un portrait de Denis Roche

26 août 1990. Paris, La Fabrique  © Denis Roche, courtesy Le Réverbère, Lyon

« Je cherche mon voisin, je cherche Denis Roche. » Bien des textes réussis d’aujourd’hui sont le fruit d’une rencontre ou l’expression d’un face-à-face, l’un(e) trouvant sa place au contact de l’autre. Que cet autre s’appelle une cousine (Vanessa Schneider/Maria Schneider) ou plusieurs frères (Claude Arnaud), une actrice (Nathalie Léger/Barbara Loden) ou un écrivain (Christian Rosset/Claude Ollier)… Ici, ce n’est pas seulement la voisine qui rencontre un voisin, c’est l’amie d’en face, la presque intime qui est aussi une écrivaine et qui sait que Denis Roche sait qu’elle écrit, mais n’ose pas toujours lui faire lire ce qu’elle écrit. Ainsi en sera-t-il tout de même du manuscrit de L’année du chat, qui sera finalement publié dans la collection naguère dirigée par son voisin, « Fiction & Cie ».

Sans doute ce mélange de pudeur et de retenue, de gêne et de modestie, est-il à l’origine de ce livre, dont on sent bien qu’il est aussi l’histoire de la recherche d’une écriture. Dans cette recherche, l’oreille, ou l’œil, ou l’esprit de Denis Roche, ses remarques et avis sont plus qu’essentiels, ils règlent peut-être inconsciemment le rapport de l’auteure à la littérature. Qui ressemble un peu à ses phrases à lui, à son style, à sa façon d’écrire, « si profondément lyrique ». Et cette beauté « qu’il cherche sans arrêt, qui ne va pas de soi, qu’il faut trouver, provoquer, dénicher, pénétrer, révéler ». Voisins d’écriture…

Karine Miermont a d’ailleurs un vrai rapport aux textes de Denis Roche, qu’elle ne cesse de lire et relire. Elle sait en saisir la quintessence, ce qui signifie bien souvent le sens caché, et qui doit rester caché, comme pour cette introduction à une exposition intitulée Mille retours. Dernier texte qui ne ressemble pas à un dernier texte, pas vraiment à un texte non plus. Emprunts à d’autres noms, d’autres voix. Proches fantômes saisis par un fantôme prochain. Comme « une sorte d’autoportrait ».

Deux mots reviennent souvent sous la plume de Karine Miermont : signes et traces. Ces deux mots qualifient à la fois l’homme, ou l’œuvre de Denis Roche, l’écrivain-photographe – est-il utile de les distinguer ? –, et le livre que le lecteur a sous les yeux. Voilà la marque d’une collusion heureuse, le signe (!) d’une vraie rencontre autour du silence et de la parole, de l’énigme et de l’évidence : ellipses de l’un et laps de l’autre. Ou l’inverse : « Les jours se succéderaient comme dans nos vies, il y aurait des pensées, des faits, des gestes, des mots dits, des mots écrits, ce serait à la fois prosaïque et lyrique, réel et onirique, rapide et essentiel, lent et fulgurant, jamais convenu jamais facile et pourtant ni compliqué ni alambiqué ni savant. Juste beau. Très. »

Un mot, quant à moi, m’a toujours semblé définir Denis Roche, au plus près de ce qu’il fut et de ce qu’il fit : sensible. Sensible comme l’est le papier photo, sensible, comme on le dit d’un caractère, sensible comme ce texte, d’une finesse remarquable, qui le saisit à la manière d’un papillon : vivant comme un passant, passant comme un rêve. Marabout, quand tu nous tiens…

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