Quatre parties pour écrire ce que personne ne dit. Quatre parties pour montrer comment les mots peuvent conduire à la vie. Mais chaque mot pèse, lourdement, sur le lecteur, autant peut-être qu’il a pesé pour son auteur. Emmanuel Régniez est un écrivain qui pèse ses mots. Délesté de son fardeau, il nous plonge dans des ténèbres qu’on n’imagine jamais, celles d’Une fêlure irréparable.
Emmanuel Régniez, Une fêlure. Le Tripode, 115 p., 13 €
Emmanuel Régniez a le souci du silence. La très belle couverture du livre, inspirée d’une photographie de Thomas Eakins, annonce l’inquiétude dont nous serons saisis dès les premiers mots du récit, alors même que l’on tentera de nous faire croire à une enfance idéale et idéalisée, celle des contes qui, chacun le sait, cachent les cruautés les plus inavouables. Une mère rit dans une roseraie avec son enfant, une mère dont l’enfant « a toujours été [le] beau garçon ». Et à la page suivante : « Mon enfance fut à l’aune de ce souvenir, faite de rires, de ma mère, de roses posées à l’oreille. Tout fut à l’avenant. Je souhaite une enfance aussi parfaite que fut la mienne à tous les enfants du monde. »
Le récit est composé de très courtes sections, quelques lignes par page. L’écrivain ménage des silences, des blancs, fait osciller son lecteur entre deux tentations contradictoires : la rapidité, car le lecteur est curieux de savoir ce qu’il en est exactement et tourne les pages, parfois trop vite, et le ralentissement, car il a peur de découvrir ce à quoi il n’ose penser. C’est aussi une des prouesses d’Une fêlure que de ne jamais en dire trop, mais d’en dire toujours assez pour laisser l’inquiétude et le malaise grandir. Une fêlure se lit au moins deux fois, pour en savourer toutes les subtilités, dans des temps variés.
L’art de la suggestion est parfaitement maîtrisé, jusqu’à la révélation qui aura lieu seulement dans les dernières pages du récit. Il suffit d’une image, d’un pronom personnel, d’une intonation pourrait-on dire, pour que le lecteur sente à quel point rien n’est normal dès le début du récit : « La musique accompagne notre vie. La vie sans musique est-elle la vie ? Nous ne le croyons pas à la maison. » Et dans cette seule dernière phrase, simplissime, l’ogresse se cache. Les références aux contes, à la mythologie, parsèment le récit, lui donnant une épaisseur qui ne l’alourdit jamais. Emmanuel Régniez s’introduit subrepticement dans l’inconscient du lecteur.
Et quand les mots ne peuvent plus dire, ce sont ceux du conte qui viennent en renfort à l’écrivain, et qui ménagent au lecteur l’espace de l’interprétation nécessaire à la déflagration. Car il ne peut y avoir de déflagration sans distance, si mince soit-elle. L’univers glaçant d’Andersen est alors parfaitement adapté pour dire l’absolu ravage de la folie maternelle : « Il regardait dans le vaste espace des airs, il se voyait emporté avec elle vers les nuages noirs. La tempête sifflait, hurlait : c’était une mélodie sauvage comme celle des antiques chants de combat. Ils passaient par-dessus les bois, les lacs, la mer et les continents. Ils entendaient au-dessous d’eux hurler les loups, souffler les ouragans, rouler les avalanches. Au-dessus volaient les corneilles aux cris discordants. Mais plus loin brillait la lune dans sa splendide clarté. »
Une fêlure donne une forme à ce qui bataille tant à se dire, permet de dépasser l’obstacle du silence en l’intégrant pourtant, seule condition peut-être de son dépassement. C’est alors que la littérature sauve, non par les mots uniquement, mais par la forme donnée aux mots, par la possibilité de ciseler l’horreur, et ainsi de réunir ce qui était irrémédiablement séparé, les deux parties d’un être clivé par la sauvagerie maternelle, la forme d’un « je » qui émerge, dans le texte, et sur une photographie, dans les bras du père, qui n’avait pas « imaginé ce qui est inimaginable ». Emmanuel Régniez livre le récit bouleversant d’un retour à la vie.