Pasolini, poète visuel

Le cycle de documentaires de et autour de Pier Paolo Pasolini (1922-1975), présenté en ligne par le Centre Pompidou, nous donne l’occasion de revenir sur l’œuvre cinématographique de l’écrivain frioulien, connu surtout pour ses longs métrages de fiction. Grâce à cette manifestation, nous constatons que Pasolini aborde le septième art non seulement comme scénariste – de Mario Soldati (La fille du fleuve, 1954), Federico Fellini (Les nuits de Cabiria, 1957), Mauro Bolognini (Les jeunes maris, 1958 ; Les garçons, 1959 ; Le bel Antonio, 1960), Luciano Emmer (La fille dans la vitrine, 1961) et Bernardo Bertolucci (Les recrues, 1962) – mais comme réalisateur à part entière, dès 1961, avec Accattone ou comme auteur de commentaires.


Cinémathèque du documentaire, Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! Centre Pompidou en ligne. Jusqu’au 21 juin 2021


L’écrivain est sollicité par nombre de cinéastes, avant ou après la réalisation de la bande image. À commencer, pour ce qui est du documentaire, par Ermanno Olmi (voir Manon, finestra 2, 1956, et Grigio, 1958). Après le succès des romans Ragazzi di vita et Una vita violenta montrant le sous-prolétariat repoussé vers la périphérie de Rome suite aux fouilles archéologiques et aux constructions hyperboliques de type fasciste, Cecilia Mangini, pionnière italienne du documentaire, inspirée par l’auteur, consacre son premier court métrage, Ignoti alla città (1958), à ces mêmes borgate ou banlieues. Ce film fait songer aux Olvidados (1950) de Luis Buñuel et, par son aspect ludique, au documentaire d’Helen Levitt, Janice Loeb et James Agee sur les enfants des rues de New York, In the Street (1948). Mangini obtient de Pasolini qu’il écrive le commentaire de son opus. Chez tous deux, on trouve une même empathie pour les exclus (ici, les préadolescents), un attrait pour l’énergie qu’ils dégagent et pour leur sens de la débrouille.

Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! au Centre Pompidou

Pier Paolo Pasolini © Carlotta

Cecilia Mangini interprète l’univers pasolinien sans se l’approprier, avec une manière de filmer estompant la dimension de la sexualité et du tragique. Le métrage enchaîne les scènes de bagarres, de baignades dans des mares, de déambulations et de larcins. D’après les spécialistes de Mangini, les séquences ne sont pas prises sur le vif, mais préparées, répétées avec les enfants, des comédiens-nés donnant le change par une confondante spontanéité. La mise en scène a quelque chose de brechtien dans la mesure où elle établit une distance critique. Le commentaire chaleureux de Pasolini présente la banlieue comme une terra incognita : un autre monde, un autre ordre, « une autre dignité là où il n’y a plus de dignité ». L’auteur s’adresse directement à chacun des gosses, les tutoie, leur trouve un nom ou un surnom, les imagine en futurs flics ou en gibiers de potence. Cette compassion pour la marge sera un élément constitutif de son film Accattone (1961).

Pasolini collabore en 1960 à Stendali, un film de Mangini captant un rite de deuil dans le Salento, avec force pleureuses entourant le cercueil du jeune défunt, agitant leur mouchoir, se lamentant, se tordant les mains. Pasolini réalise un collage sonore de poèmes en griko, une langue locale aux origines grecques. Cette contribution influencera la scène de lamentations de Mamma Roma (1962). Elle permet au poète de nouer un lien avec les recherches de l’ethnologue Ernesto De Martino qui a choisi comme terrain la Lucanie puis le Salento pour valoriser la culture paysanne du Sud, ses rituels, ses chants et des danses de possession comme la tarentelle. De Martino écrit le commentaire du film La passione del grano (1960), que signe le mari de Cecilia Mangini, Lino Del Fra, et qui célèbre la moisson par la mort symbolique d’un homme-bouc et le simulacre de la mise à nu du propriétaire sous la menace des faucilles, forcé et contraint d’expier – la fauchaison étant une forme d’horror vacui.

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« Carnet de notes pour une Orestie africaine » (1970) © Carlotta

En 1958, le réalisateur Mario Gallo fait appel à l’écrivain pour le commentaire de son court métrage Il mago qui traite d’un saltimbanque battant la campagne du Sud, en quête d’un auditoire. Le « mage » dont il est question mime, danse et improvise des saynètes où il tient tous les rôles contre un verre de vin et un morceau de pain. L’artiste ambulant semble droit sorti de la commedia dell’arte. La voix off, versifiée en dialecte lucanien, au lieu d’éclairer le spectateur du film, l’égare ou, tout au moins, le dépayse. Faut-il rappeler que Pasolini fait usage du frioulan dès ses textes de jeunesse et qu’il vient alors de publier Canzoniere italiano, une anthologie de la poésie populaire italienne en différents dialectes ? L’écrivain fait œuvre ethnographique en recourant ici à une langue archaïque menacée de disparation, une langue étrange et étrangère dans un pays se « normalisant » et s’unifiant à l’heure de la consommation et du spectacle à domicile.

Parallèlement à ses écrits, Pasolini s’entiche de la caméra et de ses techniques qu’il explore et expérimente quel que soit le genre du film. Avec La rabbia (1963), il ne tourne pas mais se borne à monter un documentaire en détournant les actualités du ciné-journal de Gastone Ferranti, à la demande de celui-ci, pour donner une vision politique et poétique de ces archives, dans une veine situationniste. Il utilise aussi le film comme outil de travail, moyen de notation (appunti) et de repérage, en vue de productions futures. Ainsi, Sopralluoghi in Palestina (1963), censé préparer L’évangile selon saint Matthieu (1964), l’amène à abandonner l’idée de tourner in situ, le paysage étant selon lui trop défiguré – le thème de la pollution visuelle fera l’objet de son documentaire La forme de la ville. Ses esquisses et autres projets inaboutis – son film sur l’Inde (1968) ou celui sur une Orestie africaine (1970) – sont de nos jours considérés comme des œuvres à part entière, au même titre qu’India (1959) de Roberto Rossellini ou Babatou, les trois conseils (1976) de Jean Rouch. Comme ce dernier, Pasolini commente lui-même son travail en cours, improvise son texte, donne de sa personne, de sa voix et de tout son lyrisme.

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Angelo Novi, Pier Paolo Pasolini, « Sopralluoghi in Palestina » (1963) © Cineteca di Bologna Fondo Angelo Novi

Des rites funéraires et de Thanatos, Pasolini passe à Éros avec son Enquête sur la sexualité (1964). Plus que de la méthode anthropologique, c’est de l’enquête sociologique, en vogue dans les années 1960 dans le cinéma du réel et à la télévision, que relève le film. L’auteur se met lui-même en scène comme le fera Orson Welles dans sa série de films pour la télévision anglaise et pose des questions faussement naïves. Cet opus fait une large place à l’humour, non seulement par un jeu de devinettes, mais par les réponses embarrassées, contradictoires ou malicieuses de ses interlocuteurs, toutes régions, classes sociales, tranches d’âge et sexes confondus. Ce faux panel inclut au passage quelques célébrités : Cesare Musatti (le traducteur de Freud), Camilla Cederna, Oriana Fallacci, Antonella Lualdi, Giuseppe Ungaretti et Alberto Moravia.

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