Un Parisien en Amérique

« Tout est conçu et réalisé pour être vu en mouvement depuis une voiture roulant sur une des autoroutes traversant la fête fantôme », écrit à propos de son voyage aux États-Unis Brice Matthieussent, connu pour ses traductions de John Fante, Jim Harrison ou encore Thomas McGuane.


Brice Matthieussent, Amérique fantôme. Arléa, coll. « La rencontre », 240 p., 20 €


Répondant à l’invitation de son éditeur américain Will Evans, un sémillant texan qui vient de publier Revenge of the Translator (traduction de son livre Vengeance du traducteur, P.O.L, 2009), Brice Matthieussent débarque un jour à Dallas pour un cocasse Book Tour de deux semaines dont la « mission » doit le conduire du Texas (État qui constitue le gros de l’affaire, avec trois villes différentes) à Pittsburgh, en Pennsylvanie, puis de Boston (ville d’où il repartira) à New York où il retrouvera, le temps d’un dîner chez des amis, « le sentiment d’une humanité retrouvée ».

D’emblée, on songe qu’il est un peu court de résumer l’Amérique à ces quelques villes-étapes, et que le titre est alors un poil trompeur, avant de se raviser en reconnaissant d’abord son absence d’article, et puis surtout que ces villes offrent à coup sûr de puissants contrastes (et New York en tant que ville « repoussoir de l’Amérique » en serait le point d’orgue) à qui sait ouvrir les yeux (à l’évidence, Matthieussent sait le faire), et en se rappelant enfin qu’en son temps L’Afrique fantôme de Leiris n’avait pas eu non plus vocation à embrasser tout le continent noir, et qu’on aurait pu autrefois (et sans doute l’a-t-on fait) pinailler tout autant sur le titre.

Amérique fantôme, de Brice Matthieussent : un Parisien en Amérique

Quoi qu’il en soit, donc, cette invitation est pour Brice Mattieussent le prétexte d’une balade américaine, et l’occasion rêvée (mais qui n’aura pas toujours les velours du rêve) de prendre le pouls d’un pays alors sous respirateur artificiel trumpien. À Dallas, qu’il visite pour la première fois, le voilà quelque peu déboussolé. On feint la surprise car on imaginait l’auteur – immense passeur de la littérature américaine par ses grandes et belles traductions auxquelles je dois tant de lectures et de passions – chez lui là-bas. « Je viens d’accomplir un quart du monde et je ne sais plus où je suis. »

C’est que Dallas a de quoi faire sauter les repères. Et le premier de tous les troubles, et probablement le plus déconcertant à qui vient d’Europe, est son absence de trottoirs dès qu’on quitte le centre-ville. « Pour eux [les flics], un type qui marche seul est suspect », lui explique un quidam en guise de mise en garde. Or Matthieussent doit trouver un téléphone et est d’humeur à braver l’interdit. Cela marque le début, et sans doute aussi le pic, de ses modestes aventures qui prendront, à l’instar d’un récit de voyage, des formes et des voies diverses. L’ensemble compose ainsi un livre truculent, mêlant les anecdotes ordinaires aux observations savantes.

Outre de petites notes précises et acerbes sur l’état du pays, Amérique fantôme est également un récit écrit comme un journal de bord attachant et sincère parce que sans esbroufe ; Matthieussent narre son voyage « solitaire et planifié » qui aura, regrette-t-il un brin, « obéi aux seuls impératifs d’une feuille de route suivie à la lettre » ; parfois, cela ne manque pas de sel, comme la fois où il est obligé de pousser un coup de gueule à l’Alliance française de Houston pour réclamer un peu d’attention. On songe alors à la solitude d’un commis voyageur balloté d’une ville à l’autre, essayant de faire bonne figure devant un public curieux et lettré ou simplement venu manger des chips.

Amérique fantôme, de Brice Matthieussent : un Parisien en Amérique

Dallas (mars 2010) © Jean-Luc Bertini

Le lisant, j’ai retrouvé quantité de mes propres impressions avec, dans la doublure, leurs exactes contradictions, au premier rang desquelles on trouve l’insolente démesure et par extension les ravages de l’anonymat. Et si l’auteur reconnaît s’ennuyer parfois dans ce voyage plein de trous (qu’il bouche en partie par la lecture des Grandes Espérances de Dickens, joli clin d’œil aux élections américaines se profilant…), l’écriture conjure un naufrage programmé par l’invention de ce personnage fictif qu’il essaie de faire exister ici, et qui serait une sorte de double fantomatique de l’auteur, car c’est par la langue qu’il trouve « le seul ancrage ferme et la bonne distance avec tous ces mondes qu’il [son double] traverse trop vite pour les comprendre ».

Et je dois reconnaître que cette phrase-là résonne particulièrement pour moi qui suis également, depuis une bonne quinzaine d’années, un visiteur « attentif et pressé » de ce pays, de sorte qu’en la lisant cette phrase, il m’a semblé soudain qu’il ne parlait pas seulement de littérature, mais également de (ma) photographie.


Lire le compte-rendu d’Américaines solitudes, de Jean-Luc Bertini, en suivant ce lien.

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