En 1925, dans une lettre détaillant l’état des recherches sur la Kabbale, Gershom Scholem écrivait au grand écrivain Haïm Bialik qu’une des premières nécessités serait de publier Le livre de la lumière de l’intellect (sefer or hasekhel) d’Abraham Aboulafia, qualifié par le grand maître des études sur la mystique juive de « personnalité la plus importante parmi les premiers kabbalistes qui nous sont connus à ce jour ». Il n’existait jusqu’à aujourd’hui aucune traduction intégrale de ce texte, seulement des extraits en anglais. Le souhait de Gershom Scholem est devenu réalité grâce aux soins de Patricia Farazzi et Michel Valensi, les deux fondateurs-directeurs des éditions de L’Éclat (bénies soient-elles !), et aux efforts surhumains du traducteur, le kabbaliste Michaël Sebban.
Abraham Aboulafia, Lumière de l’intellect. Établi, traduit de l’hébreu et annoté par Michaël Sebban. Édition bilingue. L’Éclat, 298 p., 35 €
Aboulafia est un personnage singulier. Né en Espagne en 1240, il bourlingue toute sa vie autour de la Méditerranée avant de disparaître autour de 1290 quelque part dans l’archipel maltais sans laisser de traces. Ce ne sont pas tant ses incessants déplacements qui le distinguent, la plupart des « intellectuels » médiévaux sont des gens perpétuellement en mouvement (à côté, les nôtres sont d’invétérés sédentaires). Non, c’est plutôt une sorte de perpétuel décalage par rapport à ses contemporains : kabbaliste, mais aussi maïmonidien (à la pensée duquel, selon l’expression de Moshe Idel, il fait subir un véritable « linguistic turn »), pire, aristotélicien ; parmi les pères fondateurs de la Kabbale et en même temps toujours à la limite de l’hérésie ; rabbi, mais voulant « confondre les opinions des sages d’Israël qui fanfaronnent », alors même qu’il se croit une vocation messianique au point de vouloir rencontrer le pape Nicolas III pour le convaincre dans une sorte de jugement dernier de la supériorité du judaïsme.
Une page remarquable de Lumière de l’intellect semble en témoigner : on lit, au chapitre 12, une sorte d’inversion de la parabole évangélique du fils prodigue. Ici, le père tient à transmettre à son fils la perle précieuse de son héritage. Mais il arriva que le fils irrita son père et celui-ci, plutôt que de confier son héritage à un autre, cacha la perle au fond d’une fosse dans l’espérance que son fils revienne à lui. Pendant ce temps, les serviteurs se rengorgeaient en clamant partout qu’ils étaient en possession de la perle, ce qui n’inquiétait pas outre mesure un fils sans « connaissance », mais finit tout de même par l’irriter à son tour, si bien qu’il se repentit. Aboulafia raconte ainsi ce qui se passe dans l’histoire entre Israël, détenteur des promesses, et ceux, chrétiens, qui pensent qu’ils sont les nouveaux héritiers. « La controverse a toujours sa place, écrit-il, jusqu’à ce que vienne le conciliateur qui remontera le joyau de la fosse et les donnera à ceux qui sont fils de YHWH ».
En s’attaquant au Livre de la lumière de l’intellect, Michaël Sebban a pris tous les risques. D’abord, celui de l’établissement du texte, incertain du fait de la grande quantité de manuscrits conservés (26 recensés à ce jour), malgré l’édition en Israël (2001) d’Amnon Gross, fautive elle aussi. Et tout éditeur critique sait que stabiliser un texte médiéval constitue une tâche difficile, tant les copistes étaient dépourvus de nos scrupules philologiques, mais plus encore quand il s’agit d’un auteur qui « crypte » sans cesse ses écrits, au point que « quiconque a essayé de lire Aboulafia sait qu’il est impossible de déchiffrer une seule page sans crayon ni papier à portée de la main afin de décrypter les multiples associations linguistiques et mathématiques qu’il établit dans une tentative pour relier entre eux des concepts et expressions disparates » (Elliot Wolfson, Abraham Aboulafia. Cabaliste et prophète, L’Éclat, 1999).
Michaël Sebban s’est appuyé essentiellement sur trois manuscrits et il esquisse une réflexion très intéressante sur le lien intime entre fixation du texte et traduction : fallait-il premièrement établir le texte et le traduire ensuite, ou bien la traduction elle-même dans sa quête de sens allait-elle contribuer à déterminer le texte ? C’est évidemment mettre en pleine lumière la situation très inconfortable du traducteur : l’interprétation s’identifie à l’œuvre, Sebban devient Aboulafia en français et aussi en hébreu ; quelles que soient leurs appréciations, les études aboulafiennes ne pourront pas ignorer cette édition.
Comme beaucoup de maîtres médiévaux, Aboulafia n’écrit pas de sa propre initiative, il répond à une demande de deux amis de Messine, lieu d’écriture du traité, qui veulent être guidés dans la connaissance de la tradition (le sens même du mot qabalah). Il s’agit tout simplement pour le kabbaliste de les aider à accomplir leur vocation à devenir des « fils d’Èlohîm » en s’élevant degré par degré à « la vraie connaissance du Nom », ou bien, selon une autre formulation que l’on trouve dans le premier chapitre, en passant « de la foi reçue à la foi intelligible ». Ce qui explique la forte dimension pédagogique du traité, qui se présente à la fois, outre son caractère de commentaire du Guide des égarés, comme un compendium de grammaire et de théologie.
L’anthropologie d’Aboulafia vient de Maïmonide et par lui des Grecs : l’homme n’est vraiment homme, n’actualise l’humanité en lui, ce qui en constitue la spécificité, que dans « l’intelligence de l’Intelligible premier » : « sache, lit-on au chapitre 5, que la finalité ultime de l’existence de l’homme dans ce monde est d’intelliger l’Intelligible premier – qui est l’Intellect premier supérieur qui intellige tout intelligible inférieur à lui – en intelligeant Sa substance qui totalise toutes les substances ». Au cœur de la Kabbale, nous sommes également en pleine ontologie grecque et au cœur d’une tradition qui va de Platon et Aristote à Spinoza en passant par les néoplatoniciens. « Jewgreek is greekjew. »
« L’intellect », c’est l’intellect divin de Maïmonide, reprise de la notion aristotélicienne d’intellect agent dans un contexte monothéiste. Terme central de l’œuvre, il meut tout par son « influx » (sheaf, qui en hébreu désigne l’abondance ; sur la même racine repose aussi le verbe lehashpia qui indique l’action d’influencer, de pencher, d’incliner), il est le grand influenceur, depuis la création, sa première « influence » pour ainsi dire (et nous sommes très près des ontologies émanationnistes néoplatoniciennes), l’intellect humain dit « passif », la langue et l’écriture, les lettres de l’alphabet hébreu en particulier, jusqu’à l’esprit du prophète (Moïse). Comme l’écrit Pierre Bouretz dans le Cahier de l’Herne consacré à Scholem (2009), Aboulafia « va considérer que la Création, la Révélation et la Prophétie sont des phénomènes qui ont lieu dans le langage lui-même. La Création devient un véritable acte d’écrire divin et chaque lettre est un symbole […], si les consonnes demeurent bien la source primordiale de tout langage, ce sont désormais les voyelles qui les combinent et les mettent en mouvement pour assurer un véritable parler divin susceptible de rencontrer la parole humaine ». Si l’hébreu, matrice de toutes les langues, est la première à avoir reçu la Torah, son privilège, s’il individualise, ne l’éloigne pas des autres langues. Toutes ont vocation à confluer dans une langue eschatologique, réparatrice de la dispersion de Babel, parce qu’elles participent toutes de l’influx divin.
Difficile d’entrer dans toutes les subtilités de la gematria (une herméneutique fondée sur la valeur numérique des lettres) qui occupe bien des pages. On voudrait simplement retenir ici l’espoir que cette traduction de la Lumière de l’intellect (ré)introduise pleinement Aboulafia dans l’histoire de la pensée occidentale, et pas seulement chez les spécialistes de la Kabbale et de la pensée juive, tant, à la suite des grands auteurs, il se situe dans un immense dialogue entre « païens » néoplatoniciens ou néoaristotéliciens, juifs, chrétiens et musulmans (il aurait fallu évoquer les influences islamiques sur sa pensée). Un influenceur lui aussi, à la suite du Grand.