On peut se demander quelle est la nécessité de faire part au grand public de la parution d’un livre d’érudition authentique comme celui édité par l’historienne Raymonde Monnier, mais c’est bien parce que son sujet, son thème, sa teneur sont très spécifiques : Belleville en révolution. Le quartier est encore un village en 1789, mais qui se trouve aux portes de Paris, à la Haute-Courtille et à Ménilmontant, sur ces collines où monte résolument le Paris intellectuel contemporain.
Procès-verbaux de la Société populaire de Belleville. Département de Paris (14 avril 1791-14 janvier 1795). Présentés et édités par Raymonde Monnier. Comité des travaux historiques et scientifiques, 710 p., 65 €
Chacun y entendra donc l’ordinaire politique de cabaretiers et des derniers cultivateurs vignerons, de menuisiers et de droguistes, de marchands de vin et de maîtres de pension d’une société populaire engagée dans le jacobinisme de la société mère. L’archive, exceptionnellement bien tenue et conservée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), témoigne d’un vivier de protagonistes autant que de ce moment historique. Cette société populaire particulièrement vivante de Belleville a vécu d’avril 1791 à janvier 1795.
La nouvelle vie publique élargit aux couches moyennes des petits rentiers et aux héritiers de biens et d’activités bien reconnues le commentaire de l’actualité ; ils veulent suivre la marche des assemblées, ses décrets. On y lit le journal et, en l’an II, on se réunit jusqu’au-delà de dix heures du soir (nos 23 h à l’heure d’hiver). La proximité de Paris est sensible, d’autant que Belleville fut la succursale de la paroisse Saint-Merri, même si elle dépend du chef-lieu du district Franciade (Saint-Denis). Les bonnes plumes échangent sans fin, on rédige des adresses à la Convention, mais tout un chacun s’exprime par les applaudissements notés lors d’annonces, de lectures adressées, plus encore que par des prises de parole ordinaires.
Au début, il faut vivre à l’ombre du grand domaine de Le Peletier de Saint-Fargeau. Par ailleurs, être le pays des marchands de vin, traiteurs, cabaretiers, vignerons et restaurateurs aux portes de Paris, c’est avoir participé dès la semaine du 14 juillet 1789 à la destruction des barrières d’octroi du mur des fermiers généraux. « Ce mur murant Paris rend Paris murmurant », disait Beaumarchais en 1785. Il est difficile de condamner les jeunes gens, mais aussi certains noms bien connus qui firent acte d’une violence mesurée quand on célèbre les « vainqueurs de la Bastille ». On craint néanmoins le jugement.
La Société des Amis de la Constitution, affiliée au club des Jacobins et devenue celle des Amis de la Liberté et de l’Égalité en 1792, à la chute de la royauté, a pignon sur rue et fait la liaison avec la municipalité. C’est le monde des couches intermédiaires, gens des guinguettes déjà mentionnés mais aussi menuisiers, chirurgiens, cafetiers, épiciers droguistes ou petits rentiers, instituteurs et maîtres de pension, vignerons, cultivateurs. Parmi les patrons d’enseignes, on remarque la future Vielleuse ; et le tout jeune de Louvain, vingt-quatre ans, restera dans son établissement, l’Île d’Amour, qui sera un haut lieu de la chanson et des rassemblements de l’opposition à la Restauration. Tous apprennent les procédures de toute société, les comptes et décomptes, de trésorerie, de voix, de comportement, la règle qui veut que l’on « monte à la tribune » pour parler non couvert, mais aussi, parallèlement aux utopies, les épurations, les règlements de comptes. Pour les frais courants d’installation, de chauffage, de courrier et de démonstrations festives, on y cotisait pour neuf livres l’année, mais on pensa à des aménagements lors de la période la plus démocratique.
On a d’abord dû trouver une salle, chez un épicier droguiste, Huet, mettre des bancs, puis, devant l’arrivée du public des non-adhérents, séparer les membres autorisés à délibérer et les spectateurs qui viennent aux informations et se politisent ainsi. Dès l’hiver de l’an II, l’abondance des archives fait nommer deux archivistes. Les questions générales sont parfois étouffées par les questions particulières (celles qui concernent des particuliers), ce pourquoi sera tardivement instauré un bureau des dépêches. On lit le Journal du soir et on adhère à l’actualité. S’engager, collecter puis faire des dons patriotiques, payer l’équipement d’un cavalier de l’armée révolutionnaire, susciter des candidats peu ou prou zélés n’est pas toujours bien efficace, mais on y travaille. La société s’active réellement pour collecter des dons au profit des soldats aux frontières, d’autant que l’hiver est là et qu’ils ont d’abord besoin de chaussures.
L’autre préoccupation majeure est le ravitaillement, le pain, la farine qui n’est pas celle bonne et blanche annoncée, mais bise et mauvaise. Une commission s’occupera du pain, plus blanc à côté, à Bagnolet, au Pré-Le Peletier (Saint-Gervais) et à Charonne, pourtant fait de la même farine. La municipalité est interpellée, on surveille les réserves de blé que Franciade (Saint-Denis) essaie d’établir aux alentours de Pierrefitte, on dénonce aussi la vente du charbon au-dessus du prix maximum imposé. En ventôse (février-mars), lors du terrible hiver de l’an II, on sent la tension, on lit Le Père Duchesne, des hébertistes vont être liquidés et les responsables chargés des subsistances sont accusés par Paris d’entraver la circulation des viandes pour avoir favorisé leur commune, surtout autour de Pâques… ils seront exécutés.
À la mort de Le Peletier, le grand propriétaire voisin, on a voulu associer à son hommage celui des engagés volontaires de la commune morts pour la patrie, mais on ne sait pas encore qui ils sont ; c’est dire à quel point le désir de pratiquer l’égalité jusque dans la mort est présent. On lit les adresses que la société reçoit de la part d’enrôlés volontaires, on en rédige d’autres, et les vifs applaudissements consignés donnent la température politique du moment, les variations de l’enthousiasme, toujours prompt devant une belle déclaration ou une chanson, d’autant que Favart, le fils du créateur de l’Opéra-Comique, lui-même compositeur et comédien aux Italiens, ne se fait pas faute d’écrire des pièces de circonstance. On voit aussi comment, à chaque changement de ligne, une modulation de la sociabilité s’opère.
On veut célébrer et organiser les fêtes symboliques marquantes, toute fête supposant un « repas frugal et fraternel » auquel chacun contribue à sa manière, mais il faut déposer les mets et denrées avant la cérémonie, ce qui requiert une organisation d’autant que la cherté est là, et avec elle la disette des plus démunis, donc les convoitises, mais « c’est un besoin pour les républicains de fraterniser, et il n’en est pas de meilleure [illustration] que les banquets d’amis où l’on s’assoit sans distinction à la même table, où l’on mange les mêmes viandes, où l’on boit dans la même coupe. Ce sont les réflexions de plusieurs membres, ce sont les sentiments de tous, il ne devrait pas y avoir de discussion sur cet objet ».
Favart promet en sus les chevaux de Franconi pour la fête de la reprise de Toulon. Pour la fête de l’Être suprême, on a mobilisé les enfants du maître de pension. On décide aussi d’instaurer des cours chaque décadi (dernier jour de la décade républicaine, chômé) car les enfants, et pas seulement eux, ne comprennent rien aux grandes déclarations. Quatre instituteurs volontaires sont acceptés. La Société, elle, décide de se réunir chaque mardi et chaque vendredi. La langue des comptes rendus est fluide quand c’est Favart le secrétaire, moins sous d’autres plumes. On écorche facilement le français.
Ce travail est particulièrement sérieux, tant de la part de son éditeur, le Comité des travaux historiques et scientifiques des documents inédits de l’histoire de France, que de son éditrice, Raymonde Monnier. Depuis L’espace public démocratique (Kimé, 1994), elle n’a cessé, via le faubourg Saint-Antoine, de publier sur ces instances d’apprentissage de la citoyenneté au cours de la révolution française, et c’est indiscutablement elle la grande spécialiste des sociétés populaires parisiennes. Elle a donc établi autant que faire se peut l’identité de chaque protagoniste. Sa prosopographie évoque des figures de présidents bien typées et caractéristiques, ce qui rend productive la lecture erratique des annexes et permet de suivre les transactions politiques d’un groupe et les tournants politiques de l’heure jusqu’à l’effondrement de la structure.
L’archive partiale de gens voulant accompagner la Révolution est à jamais révélatrice d’un moment et de sa réalité d’adhésions mouvantes et incarnées à un vaste mouvement national. Le vif de leur écriture maladroite et codée renseigne fort bien sur l’accession difficile à une citoyenneté consentie. Les personnages rencontrés donnent l’état de la société en gestation, car ces bourgeois vieillissants feront le XIXe siècle de La Comédie humaine. On peut donc souhaiter que les Bellevillois d’aujourd’hui s’approprient ce volume, une originalité, un « don du temps », une curiosité, l’hapax nécessaire à des non-historiens ; quant aux historiens, ils fréquenteront ce livre par nécessité.