L’écriture, les écritures

La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture, de Silvia Ferrara, est un livre écrit dans l’enthousiasme, dans la pétulance, le mouvement entraînant d’une pensée qui se cherche. Un livre très bien écrit, très bien traduit, d’une rare élégance de style et par là même dépourvu de toute langue de bois. Un chef-d’œuvre de présentation d’une discipline difficile : celle du déchiffrage.


Silvia Ferrara, La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture. Trad. de l’italien par Jacques Dalarun. Seuil, 313 p., 22 €


Le livre de Silvia Ferrara a le plus grand mérite que l’on puisse reconnaître à la vulgarisation : celui de rendre accessibles des travaux scientifiques essentiels, en l’occurrence ceux qui ont réussi, depuis Champollion (en fait bien avant), non à élucider totalement les énigmes de l’invention de l’écriture (des écritures), mais à permettre à ceux que la chose intéresse de s’orienter au moins dans le labyrinthe des langues et des moyens de les fixer à l’aide d’un support durable, sinon pérenne.

Ceux que la chose intéresse : ce devrait être tout un chacun. Il est un petit nombre de sciences – je mets à part tout de suite, mais j’ai sans doute tort, les mathématiques, qui me semblent réclamer une formation de très haut niveau, précoce et donc irrattrapable – pour lesquelles il semble impossible de ne pas se passionner si l’on veut éviter de mourir idiot. La cosmologie (inséparable de la physique), la paléontologie, l’évolutionnisme (inséparable de la génétique). Quant à cette branche de la philologie qui s’attache à découvrir quand, pourquoi et comment certains procédés ont émergé afin de fixer une communication verbale manifestement en usage depuis bien plus longtemps au sein de groupes animaux particuliers (ceux des hommes), ce type de recherche spécialisée dans la fouille et le décryptage des premiers monuments de l’écrit fait manifestement partie de ce noyau de sciences qu’il est indispensable de connaître car elle nous parle, comme les trois citées plus haut, de nos origines.

La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture, de Silvia Ferrara

Extrait du « manuscrit de Voynich » (datant vraisemblablement du XVe siècle), rédigé dans une écriture non déchiffrée et dans une langue non identifiée à ce jour, découvert en 1912 à Frascati © D.R.

Les premiers monuments de l’écrit se distinguent fondamentalement des premières tentatives esthétiques (dessins, peintures, sculptures) bien antérieures qui, même si elles portent un sens en addition à leur beauté (lié, ce sens, à leur valeur chamanique, voire à leur évocation de récits mythologiques, donc religieux, inconnus), ne transcrivent pas le corpus organisé en une succession de phonèmes qu’on appelle une langue. D’où des interrogations sur le statut de tel ou tel de ces monuments, aussi bien antiques (figures énigmatiques d’abris sous roche, pierres ornées) que beaucoup plus récents (le rongorongo de l’île de Pâques). Sont-ce des dessins, ou bien déjà des écritures ?

Les philologues se disputent là-dessus et l’auteure, à laquelle ne manquent ni la fougue quand il s’agit d’affirmer ses conclusions ni la sincérité d’admettre qu’en dehors des certitudes avérées qu’elle enseigne à l’université de Bologne (en philologie mycénienne, à propos du linéaire B, déjà déchiffré, et du linéaire A qui ne l’est pas encore) il existe en matière de décryptage encore beaucoup de mystères irrésolus et possiblement insolubles, l’auteure pense que nombre de prétendues manifestations artistiques recueillies sont en fait des écritures.

Elle s’appuie, afin de s’attaquer aux énigmes et de les ouvrir comme des huîtres, sur un groupe de chercheurs qu’elle chapeaute. Nommé INSCRIBE, composé de spécialistes issus d’horizons variés, ce groupe travaille en interdisciplinarité sur l’invention de l’écriture en Crète, à Chypre, à l’île de Pâques, subventionné par l’Union européenne. Mais il ne s’interdit aucune incursion ailleurs, en Égypte, en Mésopotamie, en Chine notamment, et scrute aussi bien les inscriptions dont le déchiffrement progresse (linéaire A de Crète) que celles qui resteront peut-être à jamais obscures (Harappa, de la civilisation dite de l’Indus, ou le fameux disque de Phaistos en Crète, ou le manuscrit de Voynich, du XVe siècle de notre ère, acheté par le libraire polonais du même nom en 1912).

Le livre est à ce point passionnant dans ses informations (rendues plus claires par un petit nombre d’illustrations fort bien choisies et reproduites) et surtout dans ses spéculations, parfois ses emportements pleins de verve, qu’on a envie simplement d’y renvoyer le lecteur en lui disant que c’est un must à acquérir d’urgence et auquel il se référera souvent. Mais essayons néanmoins de signaler ce qui, moi, très largement infirme concernant l’emploi correct des mots « pictogramme », « idéogramme », « logogramme » et autres « sémasiogrammes » (mais tous sont clairement disséqués par Silvia Ferrara), et plutôt mauvais élève quand on s’attache à me faire toucher du doigt « comment déchiffrer » (p. 235 et s.), m’a vraiment subjugué dans les découvertes récentes rapportées et défendues ici, découvertes qui bouleversent à peu près tout le paysage de l’invention de l’écriture très vaguement abordé autrefois en fac et qui depuis m’a constamment attiré.

D’abord, l’essentiel : même s’il est à peu près avéré que l’écriture a connu quatre lieux d’invention distincts et ne communiquant pas entre eux, à des périodes différentes (en Égypte, en Mésopotamie, en Chine et au Mexique où la première écriture semble être zapothèque à Oaxaca), systèmes qui ont duré longtemps (jusqu’à nos jours pour ce qui est de la Chine, exemple unique de longévité), il n’en demeure pas moins que de très nombreuses autres inventions d’écritures (des dizaines, des centaines ?) ont été tentées, qui ont ou non laissé des traces, celles-ci généralement en petit nombre. Ce qui veut dire que cette pulsion d’invention est fort répandue chez l’homme, qu’il n’est peut-être pas si difficile de créer une écriture, et que l’origine de l’écriture doit être corrélée non pas à une décision collective mais plutôt à des initiatives individuelles, disons au génie humain, au goût de l’Homo sapiens pour la nouveauté et le jeu.

La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture, de Silvia Ferrara

Extrait du « manuscrit de Voynich » (datant vraisemblablement du XVe siècle), rédigé dans une écriture non déchiffrée et dans une langue non identifiée à ce jour, découvert en 1912 à Frascati © D.R.

Ce dernier point surtout est important. On a cru longtemps que l’écriture était utilitaire, inventée pour permettre par exemple aux scribes du cunéiforme (système d’écriture abstrait) de compter les moutons et de noter des affaires de gros sous, ce qui rattachait l’écriture à la naissance des administrations, des organisations humaines en États. C’est faux : il a existé des écritures immédiatement littéraires (en Égypte) et des États, y compris totalitaires (l’Empire inca), sans écriture. Les écritures ont beau être nombreuses, elles le sont beaucoup moins que les langues (en additionnant les mortes et les vivantes, on en répertorie au moins 7 000). L’écriture n’est donc pas indispensable à un groupe humain ; la langue, si.

Toutes les écritures notent des syllabes, des sons où consonnes et voyelles se combinent, même si souvent ces dernières ne sont pas notées. Mais cela ne permet pas toujours de les comprendre. Même si on détermine avec certitude, ce qui est déjà très compliqué, la succession des sons d’une langue, si cette succession décryptée ne renvoie à aucune langue connue, son sens échappe, même pour des écritures ancrées dans le vieux bassin méditerranéen, tellement étudié : on lit l’étrusque, les sons de la langue, mais cette langue reste inconnue, on ne la comprend pas.

Ce n’est pas parce qu’un système de notation est génialement simple qu’il se répand universellement : d’autres écritures subsistent à côté de celles qui ont adopté l’alphabet. Pourtant, malgré le dédain que lui réservent, à cause de sa simplicité même, les hussards du déchiffrement, notre auteure dédaigneuse est obligée de reconnaître que le chinois, si l’expansion de la Chine (à Dieu ne plaise, ajouterai-je) fait de sa langue un jour l’idiome universel, cela sera compensé par l’écriture de cette langue en pinyin, soit en transcription à l’aide de l’alphabet latin, car l’écriture originale est bien trop difficile.

Enfin, et à l’inverse, ce n’est pas parce qu’une écriture est affreusement fantaisiste, compliquée plus qu’aucune autre par la désinvolture graphique de ses scribes et leur goût pour l’enjolivement décoratif, qu’elle est menacée de mort : si les Espagnols prédateurs et leurs religieux obtus n’avaient pas conquis et détruit l’Amérique précolombienne, l’écriture ludique et tarabiscotée des Mayas eût eu sans doute encore de beaux jours devant elle.

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