Nouvelles imaginaires

Hypermondes (14)

L’effet de surprise, de déstabilisation, propre aux littératures de l’imaginaire s’épanouit particulièrement bien dans la forme brève. Trois recueils parus récemment en témoignent. Rich Larson renouvelle les thèmes du cyberpunk, proposant une science-fiction à la fois très romanesque, dense, et sombre quant aux évolutions technologiques et sociales dans un futur proche. Catherine Dufour se tient plus près encore de notre présent pour donner à ces évolutions, par une ironie mordante, une perspective clairement politique et féministe. Dans des histoires très courtes, Amelia Gray développe un fantastique aux frontières de l’absurde et du gothique pour remettre en question le quotidien, souvent à travers l’intimité du corps. Trois preuves que des œuvres fortes et audacieuses peuvent s’écrire aujourd’hui dans la concision de la nouvelle.


Rich Larson, La fabrique des lendemains. Trad. de l’anglais (Canada) par Pierre-Paul Durastanti. Le Bélial’, coll. « Quarante-Deux », 516 p., 23,90 €

Catherine Dufour, L’arithmétique terrible de la misère. Le Bélial’, 384 p., 19,90 €

Amelia Gray, Cinquante façons de manger son amant. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru. L’Ogre, 216 p., 19 €


La fabrique des lendemains ne dépare pas l’exigeante collection « Quarante-Deux » des éditions Le Bélial’, dans laquelle on trouve le meilleur de la science-fiction contemporaine : Greg Egan, Ken Liu, Peter Watts, Nancy Kress. Avec une efficacité narrative impressionnante, le Canadien Rich Larson décrit un avenir poisseux et coupant, mais comme éclairé de l’intérieur par la persistance des sentiments. Des images immédiates naissent à la lecture, au point qu’on voit déjà le film qui pourrait en être tiré.

L’Intelligence Artificielle revient sous différentes formes susceptibles de succéder à une humanité finissante : applications supposées pallier ses imperfections (« Don Juan 2.0 »), androïdes (« Toutes ces merdes de robots »), êtres numériques souffrant de solitude (« Circuits », « De viande, de sel et d’étincelles »). Le transhumanisme construit aussi bien un supersoldat (« Indolore ») qu’une minorité méprisée, des Néandertaliens recréés génétiquement pour servir d’employés soumis ou d’amusement, voire pire (« Carnivores »). Rich Larson insiste sur la confiscation du progrès scientifique par les nantis (« Veille de contagion à la maison noctambule ») ou sur « le marionnettisme », l’accaparement des corps pauvres par ces mêmes privilégiés (« Une soirée en compagnie de Severyn Grimes »).

Hypermondes (14) : Rich Larson, Amelia Gray et Catherine Dufour

Chez Rich Larson, la montée de l’obscurantisme est articulée à cette instrumentalisation des avancées technologiques en faveur d’une caste, ou à la catastrophe écologique (« Il y avait des oliviers », « L’homme vert s’en vient »). « L’usine à sommeil » imagine un télétravail délocalisé permettant de ne même plus importer de travailleurs immigrés pour effectuer les tâches non qualifiées des pays développés. Outre la qualité de l’écriture, ces dénonciations sociales se font toujours au sein de véritables histoires, sans sacrifier l’émerveillement créé par l’imagination de l’auteur.

La physique quantique fait naître de l’étrangeté poétique dans « Porque el girasol se llama el girasol » et « Faire du manège ». La première nouvelle raconte le franchissement clandestin d’un mur-frontière par une mère et sa fille, guidées par un passeur maîtrisant la « marche quantique ». Hispaniques, elles fuient pour ne pas se faire tuer comme le père de l’enfant, mais on comprend peu à peu qu’elles passent le Mur, non pour entrer, mais pour sortir des États-Unis. Cette simple inversion en suggère autant qu’un long roman.

Les liens affectifs sont au cœur des histoires, en particulier les liens filiaux, mais aussi les relations amicales ou amoureuses, y compris homosexuelles. Les personnages recherchent presque toujours l’empathie, y compris avec d’autres formes de « vie », ce qui les rend mémorables et complexes, tels Finch le Néandertalien, Valentin le prophète renégat, Ku l’enquêtrice chimpanzée, « Quatre Courants Chauds » l’ingénieur poulpe ou Eris, la conductrice de taxi née sans bras au sein d’une colonie néoprimitive. En général, les autres êtres paraissent plus sages que les humains. Un des derniers Hommes déclare au robot Sculpteur Sept : « Tu es un meilleur être humain que moi ». Un avenir reste possible.

Publiées chez le même éditeur, rassemblées dans L’arithmétique terrible de la misère, les nouvelles de Catherine Dufour sont assez proches de celles de Rich Larson, avec davantage de dérision, et une dimension sociologique et politique encore plus accentuée. « En noir et blanc et en silence », avec ses clones élevés pour le rajeunissement des riches, aurait d’ailleurs pu figurer dans La fabrique des lendemains. « L’arithmétique de la misère » est à peine de la science-fiction, tant elle décrit une banlieue Nord et des non-politiques publiques proches de celles d’aujourd’hui. La manière dont sont traités les « réfugiés climatiques » ne peut pas ne pas entrer en résonance avec la récente évacuation de la place de la République par le préfet Lallement… et, dans l’excellent « Pâles mâles », publié à l’origine dans le recueil collectif Au bal des actifs – Demain le travail (La Volte, 2017), « l’orientation à treize ans » n’est pas sans évoquer la récente réforme du lycée par Jean-Michel Blanquer. L’héroïne est une « seekfinder », une catégorie si précaire que, tout en travaillant, elle doit chercher un nouvel emploi pour les jours suivants, Evette finit par chuter au rang de « 24 h », la durée de ses contrats. Le « seekfinder » doit toujours avoir en tête le rapport temps/rémunération, qu’il aime son travail ou pas, qu’il fasse des vidéos sur YouTube ou nettoie des chambres d’hôtel. Les filles s’en sortent moins bien ; même avec bac + 6, l’orientation à treize ans, pour elles, c’était « les sciences molles ou le care ». En une image frappante, à mesure que le loyer augmente et qu’elle ne peut plus le payer, les cloisons du studio d’Evette se rapprochent.

Hypermondes (14) : Rich Larson, Amelia Gray et Catherine Dufour

Catherine Dufour applique la physique quantique aux sensations, par lesquelles dans L’arithmétique terrible de la misère, l’émerveillement, le sense of wonder passe souvent. « Glamourissime ! » invite à revivre les sensations éprouvées par d’autres dans le passé grâce aux « particules de Bohm-Liu », en référence à Ken Liu, auteur de l’impressionnante novella sur la mémoire L’homme qui mit fin à l’histoire. Tandis que « l’ASMR » est un « massage cérébral », un « art vidéo s’adressant aux tympans ». Quant à « Tate Moon », elle présente une créatrice d’art climatique liant « une sensation à un son, une pensée à une texture ou à une impression de vitesse » ; inaugurant sa nouvelle exposition dans un musée sur la lune, Dominique Gonzalez-Foerster exprime son regret d’un monde dans lequel le trop-plein a laissé place au vide. Retrouver les sensations, c’est garder le souvenir de ce qui a disparu. « Ennemy isinme » met en scène un collégien inventant une application qui fait se lever des fantômes poétiques là où des gens sont morts. L’art rend visible ce qui n’est plus.

Catherine Dufour use du paradoxe comme d’un puissant levier : dans « Sans retour et sans nous », un robot au comportement absurde oblige un personnage dépressif à s’occuper de lui et donc à « apprendre à cohabiter ». Deux histoires policières, « Un temps chaud et lourd comme une paire de seins » et « La tête raclant la lune », inversent les stéréotypes : les ghettos sont blancs, « les noms cossus » deviennent « Ndiop, Sissoko » ; les femmes se livrent à des violences conjugales, « les femmes tuaient les hommes parce que la société exprimait que c’était dans l’ordre des choses ». Par contrecoup, les injustices faites aux minorités et aux femmes apparaissent en pleine lumière sans qu’il soit besoin de commentaires. Le même procédé est systématisé dans « Coucou les filles » avec une tueuse en série commettant tortures et meurtres sexuels sur des hommes. Là encore, le point de vue nouveau révèle à quel point American Psycho ou des romans comparables sont complaisants dans les violences infligées aux femmes. Les trois textes sont saisissants.

Si les nouvelles d’Amelia Gray ne relèvent pas de la SF, mais du fantastique, elles font sourdre une violence, une dureté du monde comparable, grâce à l’absurde, à force de décalages déroutant la logique et nous faisant douter des cadres banals où se déroulent les histoires. Cinquante façons de manger son amant contient ce genre de phrases : « « Mark », un prénom qui évoquait le plus souvent un seau de peinture noire lancé contre un mur de prison ». La décision de Mark et d’Emily de vivre en se laissant flotter dans le présent les conduit à vider entièrement leur appartement, puis à perdre leur emploi. Ne reste plus à Mark que des souvenirs menaçants de frelon et d’accident (« Le moment présent »).

Hypermondes (14) : Rich Larson, Amelia Gray et Catherine Dufour

Ce quotidien rongé par une étrangeté exsudée de sa propre normalité baigne la plupart des nouvelles : un couple loue une jeune fille pour une nuit, mais la séquestre dans le système d’aération de sa maison, où elle peut tout juste ramper. Elle pleure et supplie les premiers jours, puis semble accepter cette vie, et le mari finit par la rejoindre. Ces histoires s’inscrivent le plus souvent dans l’Amérique profonde, celle des petites gens, des losers, explorée par tant d’écrivains américains. Elles commencent comme une nouvelle réaliste de Raymond Carver, mais quelques pages plus loin – la plupart des textes sont très courts – on se retrouve complètement déportés, souvent arrêtés sur le seuil de l’horreur, qui reste derrière la porte fermée mais qui n’en est pas moins inquiétant.

« Le passage de l’Ouest » s’ouvre sur une adolescente pauvre migrant vers l’usine à rêves d’Hollywood. Dans le bus, la narratrice la prend sous son aile pour la protéger d’un prédateur potentiel. Sans qu’aucun élément soit explicitement effrayant, on en arrive à se dire finalement que la fille aurait mieux fait de suivre le type louche. Tandis que son mari dort sur le canapé, l’héroïne de « La mort de James » ne fait qu’essayer de débloquer un broyeur d’ordures avec un couteau. Pourtant, combinée au titre, la conclusion – « Elle n’avait ni la force ni les compétences pour réparer le problème. Tant de choses étaient hors de son contrôle » – suggère une issue sinistre.

Le corps est souvent le terrain privilégié du bizarre. La nouvelle éponyme du recueil en français se présente comme une liste qui pourrait être l’histoire d’un couple en même temps qu’un manifeste féministe : « Quand il te demande de baisser d’un ton à la soirée de Noël, verse-lui du vin dans l’oreille et bois ce qui en sort […] Quand il te dit que tu vas lui manquer, enfonce-lui une cuillère dans le nombril ». Quant à la nouvelle qui a donné son titre anglais au recueil, Gutshot – traduit par « Touché aux tripes » –, elle voit Jésus intervenir pour rassurer un blessé grave. Les morts parlent à travers des boutons de fièvre, des boursouflures, on se gratte, on s’arrache la peau. Une grosseur finit par se répandre dans toute une pièce, devient la pièce. Dès qu’il parle, un employé des postes vomit et beaucoup de personnages ne prennent pas leur traitement. Chez Amelia Gray, le quotidien est absurde et fragile, et il finit par paraître naturel de s’écraser des plats sur la joue. Sommes-nous ces pantins soumis à un chaos intérieur qui finit par infecter l’extérieur (ou l’inverse) ? On dirait bien que oui.

Rich Larson, Catherine Dufour et Amelia Gray nous offrent trois manières différentes de concentrer du sens pour nous donner de notre monde des aperçus neufs selon des angles inhabituels, des vues rapides capturant l’ineffable. Depuis un système d’aération, un studio rétrécissant ou l’IA conviviale d’un train s’évadant d’un circuit fermé.

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