La communauté oubliée

Durant trois décennies, la propriété des Murs Blancs, à Châtenay-Malabry, aura été le centre de rayonnement de la revue Esprit et du groupe dont elle était l’émanation. Une demi-douzaine de familles y vivaient en communauté autour d’Emmanuel Mounier puis, après sa mort à quarante-cinq ans, dans le culte de sa mémoire et l’exigence de poursuivre son œuvre intellectuelle et politique. Léa et Hugo Domenach, petits-enfants de Nicole et Jean-Marie Domenach, s’interrogent aujourd’hui sur la signification de cet engagement collectif dont ils se sentent bien loin.


Léa et Hugo Domenach, Les Murs Blancs. Grasset, 320 p., 20 €


Dans les années 1930, nombre de jeunes intellectuels voulurent repenser la politique et, plus généralement, l’organisation de la société. On se souvient de ceux qui allèrent vers le communisme et de ceux qui se tournèrent vers diverses formes de pensée réactionnaire et de fascisme. Il y en eut aussi qui, issus des mouvements de jeunesse du catholicisme social, tentèrent d’opposer à la république capitaliste une « troisième voie » qui ne fût ni le communisme ni le fascisme.

Sous la direction d’Emmanuel Mounier, né en 1905, la même année que Jean-Paul Sartre, Paul Nizan et Raymond Aron, ces jeunes catholiques créèrent à la fois une revue et un mouvement : Esprit. Pour abriter ce mouvement, ils achetèrent une grande propriété à Châtenay-Malabry, une banlieue alors éloignée de la ville et encore très rurale. L’Occupation venue, ils s’engagèrent du côté de la Résistance. Après la Libération, ce petit groupe décida de rendre vraiment habitables les diverses maisons de cette propriété afin d’y vivre en communauté. À la même époque, le groupe des Temps modernes se retrouvait dans quelques cafés de Saint-Germain-des-Prés.

Les Murs Blancs, de Léa et Hugo Domenach : la communauté oubliée

Les Murs Blancs en 1987 © Collection Domenach

La communauté des Murs Blancs devait perdurer plusieurs décennies, le temps qu’à la génération des pères fondateurs succède celle des enfants, nés entre la fin des années 1930 et le tout début des années 1950. Les pères fondateurs sont désormais tous morts et ce sont maintenant leurs petits-enfants qui se documentent pour écrire cette histoire qu’ils n’ont pas vécue. Leur propos est dénué d’enthousiasme, comme si cette expérience que l’on pourrait envier n’avait constitué qu’un échec généralisé.

Les auteurs de ce livre ont moins de quarante ans et ne connaissent qu’indirectement les actions et les espoirs de leurs grands-parents, par ouï-dire ou par des recherches documentaires face auxquelles ils sont à peu près aussi démunis que pourraient l’être des historiens qui n’auraient jamais vu ni ces lieux ni leurs habitants. C’est d’ailleurs un des aspects les plus touchants de ce livre que de faire sentir combien des enfants peuvent être éloignés de ce pour quoi ont vécu leurs parents. Désormais septuagénaires, les enfants d’Emmanuel Mounier, de Jean-Marie Domenach, de Paul Ricœur, de Paul Fraisse, d’Henri-Irénée Marrou, ont avoué à leurs propres enfants que, pendant qu’ils vivaient collectivement aux Murs Blancs, ils n’ont jamais perçu l’importance intellectuelle et politique qu’avait le mouvement Esprit dans les années 1950 et 1960, ni ce que représentait la position de leurs pères dans les champs de la politique, de la philosophie, de la psychologie, de l’histoire de l’Antiquité tardive.

Cela peut se comprendre. Il est plus difficile d’admettre que cette volonté de construire un mode de vie communautaire n’ait laissé aux générations suivantes que des souvenirs négatifs. On se doute bien que des catholiques nés avant la Première Guerre mondiale avaient peu de chances d’être d’ardents féministes. Étaient-ils pour autant encore plus machistes que la masse des hommes de leur génération ? On a oublié combien le caractère exceptionnel du couple Sartre-Beauvoir a pu scandaliser – de nos jours encore, d’aucuns croient utile de nous informer que l’auteur de L’Être et le Néant n’était qu’un alcoolique crasseux et un coureur de jupons.

Comment tenir pour négligeable le courageux combat d’Esprit, en phase sur ce point avec Les Temps modernes, contre la conception officielle de la guerre d’Algérie, quand les militaires torturaient à mort ceux qui dénonçaient l’usage de la torture, que l’on félicitait les tortionnaires et incarcérait ceux qui protestaient contre leurs pratiques, pourtant grosses d’une défaite morale préludant à une défaite politique !

Les Murs Blancs, de Léa et Hugo Domenach : la communauté oubliée

Les Murs Blancs en 1989 © Collection Domenach

Cette belle propriété des Murs Blancs n’apparaissait pas en son temps comme un repaire de privilégiés – c’était grand, ce n’était pas luxueux – mais comme le lieu d’une communauté humaine avant même d’être idéologique. Les petits-enfants n’ont retrouvé le souvenir que des cris et des dissensions, comme si n’avait jamais compté ce qu’impliquait la volonté de construire ensemble une manière de vivre, la noblesse de ce projet même, sa valeur humaine, si le mot « politique » est grossier. Tenues jusque dans les années 1970, les conférences mensuelles du dimanche après-midi s’apparentaient davantage aux retrouvailles d’un large groupe d’amis qu’à un événement mondain. Ceux qui, encore lycéens, avaient la chance d’y être amenés par leur famille devinaient qu’ils étaient là devant de puissantes personnalités. Ils savaient que ces brillants universitaires avaient avec constance combattu l’injustice, sous l’Occupation d’abord, puis contre les pratiques tortionnaires de l’armée française en Algérie. Le lien était manifeste, entre leur choix de vivre en communauté et leurs engagements politiques, plus important, pouvait penser un incroyant, que leur catholicisme. D’autant qu’après la mort de Mounier ces catholiques avaient accueilli le protestant Ricœur et qu’ils se sentaient plus proches des prêtres-ouvriers inscrits à la CGT (voire au Parti communiste) que d’un Vatican qui avait eu des tendresses pour le pétainisme.

Pour les petits-enfants trentenaires qui s’efforcent de retrouver cette histoire, le temps qui a passé a rendu certaines choses incompréhensibles. Après que la revue Les Temps modernes a été supprimée par son éditeur, on n’imagine plus qu’une revue ait le poids politique qui fut le sien et celui d’Esprit. Le christianisme de gauche s’est dilué dans la mouvance rocardienne avant que celle-ci ne se dissolve. La guerre d’Algérie ne fait plus partie d’un passé proche, et même la plupart des Algériens ont sans doute oublié le sens d’une locution comme « porteur de valises ». Avec la hausse vertigineuse du prix de l’immobilier, « Les Murs Blancs » est devenu un excellent investissement, digne d’une vente à la découpe. L’idée même d’avoir pu vouloir vivre en communauté paraît exotique. Tout cela fait que le livre des petits-enfants Domenach laisse un goût un peu triste.

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