Un exercice de liberté

On ne saurait ici séparer la femme de l’œuvre, le fond de la forme : Goliarda Sapienza (1924-1996), c’est une voix, unique et flamboyante, qui fend les décors. « Goliarda Sapienza » ou, quasi littéralement, le « gai savoir ». Pour qui la lit, son nom devient talisman et promesse d’un équilibre entre violence et dérision. Les éditions du Tripode, engagées dans la publication de ses œuvres complètes, font paraître Lettre ouverte, son premier texte publié en 1967 en Italie.


Goliarda Sapienza, Lettre ouverte. Trad. de l’italien par Nathalie Castagné. Le Tripode, 240 p., 17 €


Lettre ouverte est le fruit d’une crise : à quarante ans, la comédienne d’avant-garde, proche de Luchino Visconti, ancienne résistante, veut cesser d’être « ankylosée […] à dire des mots ambigus » et mettre fin à ce combat intérieur de vingt ans opposant l’enfant en elle au « grand conformiste caché dans mes veines ». Là où, pour certains, écrire revient à tordre le réel à leur guise, à le geler en une forme, l’écriture permet à Goliarda Sapienza de balayer toute persistance du fascisme.

S’armant de « ce doute qu’une femme porte toujours avec elle » (Carnets, 2019), Goliarda Sapienza déclare qu’il n’y a de certitudes que dans le doute, que pour s’ancrer dans le monde et la société il faut passer par lui. Elle n’écrit « ni pour faire un exercice de belle écriture […] ni par besoin de vérité » mais pour mettre de la lumière et du mouvement là où il n’y a qu’obscurité figée. D’un constat initial (« m’ont été dits, comme à tout le monde du reste, plus de mensonges que de vérités ») découle la nécessité de sonder son passé. Pour faire table rase de ces mensonges qui font partie d’elle-même, elle s’entoure d’objets appartenant au passé, s’enferme dans une pièce, et se déconstruit par l’écriture.

Lettre ouverte, de Goliarda Sapienza : un exercice de liberté

Goliarda Sapienza © Fonds Goliarda Sapienza

Lettre ouverte montre une pensée qui avance en tâtonnant, par le biais de ces points de jonction fragiles et concentrés que sont ses nombreux et courts chapitres : comme pour ne pas perdre le fil, chaque nouvelle entrée commence par la dernière idée évoquée dans le chapitre précédent. Lettre « ouverte », car sans plan préétabli. L’écriture semble guidée par le hasard de souvenirs et de connexions libres, recomposant des fragments d’une enfance et d’une adolescence au sein d’une famille socialiste anarchiste en Sicile. Incantatoire, le texte fait revenir les personnes qui ont fait Sapienza : Anna la rempailleuse de chaises, qui lui inspire l’attente de la « Révélation. D’être “utile”. La révélation d’être une “élue” de Dieu ou de Marx pour racheter, c’est le mot, “racheter l’humanité” » ; Nica, son amie à l’imagination généreuse, qui est peut-être son entrée dans la littérature, et dont plusieurs phrases mystérieuses résonnent encore en elle : « Ne va pas dans les vignes au fil de midi : c’est l’heure où les corps des défunts, vidés de leur chair, avec une peau fine comme du papier de soie, apparaissent dans la lave » ; sa mère, qui « parlait avec les hommes comme un homme », et dont l’injonction « Toi, Goliarda, tu n’es pas une petite femme » l’a construite en tant que femme.

Par ce texte, Sapienza compte instaurer « un minimum d’ordre », et se débarrasser des « choses laides qu’il y a ici dedans », accumulées au fil des années : « J’ai la bouche pleine de leur poussière ». En lectrice de Proust, elle fait intervenir le passé dans les objets du présent, créant un point de fusion entre les temporalités. Ce passé, tel qu’il remonte à la surface de son présent, dévoile un monde de connexions souterraines, de synesthésies intimes mais puissantes : « C’était l’odeur de jasmin de mon père : et si l’avocat avait cette odeur, ce devait être déjà la nuit ». Parfois, l’illusion s’interrompt, la présence du passé s’estompe et elle se « retrouve dans cette pièce à revoir des papiers, des notes, sans indication précise ». Le plus souvent, la magie prend, très fortement, et la trop grande présence de ce passé confine au cauchemar : « J’ai mordu à la tête de cette pieuvre qui m’entraînait dans une mer d’émotions anciennes, mais les pieuvres sont dures à mourir et l’encre de sa cervelle me brouille la vue et ses ventouses tiennent solidement. »

De l’individualisme solipsiste proustien, Goliarda Sapienza fait une politique. Ces mensonges qu’elle traque dans son passé familial, elle les relie à ceux présents dans le langage, les habitudes, les automatismes qu’il faut également exorciser puisque ce sont eux qui nourrissent le « nazi-fascisme » qui nous empoisonne de l’intérieur. Dans ses Carnets, une dizaine d’années plus tard, Sapienza dit s’adonner régulièrement à une révision de son vocabulaire, afin d’éliminer les mots qui seraient « dévoyés » par l’usage (cela n’est pas sans rappeler, plus proche de nous, le dernier livre de Sandra Lucbert, enquête sur les « paroles gelées » qui servaient le management meurtrier de France Télécom). Sapienza déplore que, lorsqu’une voix rebelle s’élève (elle pense à Stendhal), « la société, suivant l’exemple de l’Église, le célèbre avec des notes, des études, des essais » jusqu’à ce que « filtré de la sorte, son cri nous arrive comme une lumière morte ».

Lettre ouverte, de Goliarda Sapienza : un exercice de liberté

À rebours de ces détournements, Sapienza recherche et offre une immédiateté radicale. Lettre ouverte est un exercice de liberté dans la pensée. Déliée intellectuellement et émotionnellement, elle a suffisamment de souplesse pour pouvoir « toucher le fond du désordre ». Loin d’une injonction néolibérale à embrasser béatement toute évolution, l’art de la joie selon Sapienza consiste à descendre dans le « chaos » si cela permet de débusquer les micro-présences du fascisme. À commencer par ses parents, farouchement antifascistes mais qui « se sont retrouvés à combattre le fascisme avec la même rigidité et la même rhétorique que lui ». Ou bien dans la stérilité de ses propres efforts pour maintenir une certaine droiture idéologique.

Lettre ouverte, qui se penche sur son « désordre de petite-bourgeoise », existe parce qu’elle s’est préalablement délivrée du sujet des femmes : « Ces femmes, je le vois aujourd’hui, m’ont fermé la bouche pendant de nombreuses années. Comment ? Je vous explique : puisqu’elles étaient déshéritées, victimes de la société, je fus obligée de les aimer, de connaître leurs histoires, de les mettre sur un petit autel, d’allumer des cierges et de ne penser qu’à elles, de n’écrire que sur elles. » Contrairement à sa mère, « rendue étrangère à toi-même », Goliarda Sapienza prend soin de faire tomber les « digues que ton intelligence avait élevées entre toi et toi ».

Loin de se braquer sur des principes moraux, de camper sur des positions, Goliarda Sapienza, en héritière de Montaigne, « essaie » sans cesse et dans tous les sens, s’efforce de maintenir une pensée en mouvement, questionnant tout et refusant les lieux communs. Elle croit aux mots et à la communication – capable de faire société – qu’ils véhiculent. L’écriture est présentée comme un espace de vie opposé à une recherche sans écriture (« cette recherche solitaire m’amenait à la mort ») ; le livre devient le lieu de l’honnêteté, de la parole vraie, loin des langues figées, terreau infertile pour pensées ankylosées. Cette parole, « dé-fascisante », est « à vous adressée », et elle signe un renouveau : « Aujourd’hui je renais ou peut-être je nais pour la première fois. »

Pour Lettre ouverte, Nathalie Castagné a retravaillé entièrement sa traduction initiale (parue en 2008 aux éditions Viviane Hamy) et l’a nourrie des autres textes exhumés depuis. L’écriture de Goliarda Sapienza continue donc d’évoluer en français – ce qu’elle aurait certainement apprécié. On y retrouve, en germe, la force amorale et rebelle qui explose dans L’art de la joie, clé de voûte de cette cathédrale atypique qu’est son œuvre, somme romanesque fabuleuse à laquelle elle consacra presque dix ans et qui, de son vivant, ne trouva jamais d’éditeur. Sa reconnaissance tardive, posthume et indirecte a eu lieu avec la traduction et la publication en français, en 2005, de L’art de la joie, qui l’a rendue enfin célèbre en Italie. Cette reconnaissance tardive tient peut-être à la nature de son itinéraire d’écrivaine complexe, bouleversante et téméraire, qui ne cherche jamais à se conformer aux exigences du publiable. L’écriture n’est jamais le tout pour Goliarda Sapienza, qui termine sa Lettre ouverte en affirmant vouloir « me taire pour quelque temps, et m’en aller jouer avec la terre et mon corps ».

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