La colère internée

À partir d’un dépouillement des archives des années 1950-1970 de l’hôpital d’État d’Ionia, dans le Michigan, le psychiatre Jonathan Metzl propose une lecture de l’histoire de la psychiatrie américaine à l’heure du Black Power. Il montre comment la schizophrénie a été constituée comme une pathologie racialisée, ce qui représente à la fois le diagnostic d’une psychiatrie raciste et un symptôme de la ségrégation pour les militants de la cause africaine-américaine. Cet essai, qui croise les thèses de Frantz Fanon, a paru il y a dix ans aux États-Unis sous le titre The Protest Psychosis. Il paraît en français sous celui d’Étouffer la révolte.


Jonathan M. Metzl, Étouffer la révolte. La psychiatrie contre les Civil Rights, une histoire du contrôle social. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Antoine Bargel et Alexandre Pateau. Autrement, 400 p., 23,90 €


Pour le lecteur français, le nom de Jonathan Metzl, psychiatre, enseignant à l’université Vanderbilt dans le Tennessee, où il dirige le Center for Medicine, Health, and Society, est inconnu. Pourtant, dans le monde de la psychiatrie américaine, il constitue, par l’intermédiaire de deux ouvrages publiés dans de prestigieuses éditions universitaires – Prozac on the Couch : Prescribing Gender in the Era of Wonder Drugs (Duke University Press, 2003) et Against Health : How Health Became the New Morality (New York University Press, 2010) –, un empêcheur de penser en rond, pour reprendre le titre de la collection animée par Philippe Pignarre qui aime à publier ces figures critiques de la santé contemporaine.

Ce sont pourtant les éditions Autrement qui publient ce livre de Jonathan Metzl et de belle manière, même si cette traduction aurait pu être précédée d’une préface livrant un certain nombre de clés sur la situation de la psychiatrie états-unienne contemporaine, et notamment sur la place qu’y prennent désormais les analyses génétiques des troubles mentaux, et même si de nombreuses coquilles en altèrent parfois la lecture.

Disons-le d’emblée, l’auteur est un psychiatre dont le travail ne vise jamais à l’abolition de l’institution psychiatrique. Metzl a trois cibles : un certain nombre de ses collègues qui firent de la schizophrénie le mal « des jeunes hommes noirs en colère » ; les firmes pharmaceutiques qui lancèrent de vastes campagnes publicitaires dans les news magazines les plus lus, inscrivant cette représentation dans l’imaginaire social américain ; et les tenants de l’antipsychiatrie qui, en considérant l’institution comme la source des fragilisations psychiques, comme le font Donald Laing et David Cooper, ont désinvesti la question des troubles mentaux dans la population africaine-américaine.

Étouffer la révolte, de Jonathan M. Metzl : la colère internée

L’enquête s’ouvre dans les archives de l’État du Michigan où ont été conservés, presque par miracle, les dossiers médicaux individuels voués à la destruction­ – 624 grandes boîtes d’archives – des patients internés dans l’hôpital psychiatrique d’État d’Ionia. C’est de la consultation de ces très épaisses liasses que Metzl est parti, son livre réalisant un va-et-vient permanent entre nosologie psychiatrique et cas cliniques. Au cœur de l’ouvrage, il y a l’invention de nouveaux troubles, appelés protest psychosis (« psychose de révolte ») par deux psychiatres new-yorkais, Walter Bromberg et Frank Simon. Ils écrivent, en août 1968, dans les très reconnues Archives of General Psychiatry : « la symptomatologie particulière que nous avons observée, et pour laquelle nous suggérons le terme de “psychose de révolte”, est induite par les pressions sociales (le mouvement des droits civiques) ; elle trouve ses racines dans la doctrine religieuse (Nation of Islam), est guidée dans son contenu par les idéologies alternatives africaines, et teintée du déni des valeurs caucasiennes et de leur hostilité à leur égard. Cette psychose de révolte répandue parmi les prisonniers est pratiquement une répudiation de la “civilisation blanche” ».

De même qu’Antoine Porot (1876-1965) à Alger avait développé une théorie « primitiviste » des troubles mentaux chez les musulmans algériens, Bromberg et Simon caractérisent racialement certains comportements. Metzl montre ainsi comment ce que l’on nomme alors « la schizophrénie » était dans les années 1930-1950 massivement associée, à la fois médicalement et dans les représentations journalistiques et littéraires, à des femmes blanches au foyer appartenant à la classe moyenne. Avec le début des luttes pour les droits civiques, ce sont désormais les hommes africains-américains qui sont diagnostiqués « schizophrènes ».

Dans les dossiers médicaux, l’auteur constate cette évolution progressive. Citons un cas remarquablement présenté par Metzl, notamment à partir des notes et correspondances que le dossier contient. Caeser Williams est né en 1919, il perd son père très jeune puis mène une vie de vagabondage avec sa mère avant de rejoindre un « gang ». Sa vie se « normalise » lorsqu’il prend un emploi dans une société de gestion immobilière et épouse une jeune femme très pieuse. À l’annonce de la naissance de leur enfant, Caeser Williams perd le contrôle de lui-même, commet des vols, agresse un homme sans motif à Détroit, ville où il s’est rendu en bus sur un coup de tête. En 1951, il est condamné pour ces faits à une peine de dix à vingt ans, qu’il purge dans la prison d’État de Jackson. Or, en 1952, une mutinerie à laquelle participe Caeser Williams éclate dans cet établissement. Mis à l’isolement, habité par une foi très vive, il se met à entendre « la voix du Seigneur » ; requalifié en détenu psychiatrique, « belliqueux, menaçant et agressif », il est envoyé à l’hôpital d’Ionia.

Là, un jeune psychiatre nommé Murrows l’évalue : « Nous avons face à nous un grand nègre de 37 ans qui déteste l’autorité et se montre très provocateur. » Plutôt que de considérer cette rébellion dans son cadre social ou historique, ou en lien avec les conditions d’incarcération, il associe la couleur de peau de Caeser Williams aux rouages de sa psyché. Le diagnostic est celui d’une « personnalité psychopathique avec psychose ». Dans les années qui suivent, cette première qualification évolue alors que rien, selon Meltz, ne change dans les troubles présentés par Williams ; il réclame simplement à plusieurs reprises son transfert dans un établissement plus proche de sa famille, résiste lorsqu’on le place à l’isolement, se plaint de son mauvais traitement. Au milieu des années 1960, il n’est plus considéré comme ayant une personnalité sociopathologique, mais il souffre de « schizophrénie », que le DSM-II à l’époque définit en ces termes : « présence de délires de persécution ou de mégalomanie, souvent associés à des hallucinations. On observe parfois un sentiment religieux excessif. L’attitude du patient est souvent hostile et agressive ».

Étouffer la révolte, de Jonathan M. Metzl : la colère internée

L’établissement correctionnel de Riverside, à Ionia (Michigan), occupe les anciens locaux de l’hôpital d’État d’Ionia pour les criminels pénalement irresponsables. Photographie de Jonathan Metzl © D.R.

Alors qu’on assiste au développement d’organisations politiques autour de la cause africaine-américaine (notamment le Black Power de Malcolm X), la psychiatrie nourrit la thèse selon laquelle la culture noire est en soi un facteur de risque et une cause potentielle de schizophrénie. Une série de publications vont dans ce sens. « Leur unification de plus en plus importante autour d’aspirations communes pourra déterminer certains changements par rapport aux différentes formes de maladies psychiatriques observées », écrit le docteur Brody. Mais, comme le montre Metzl – et c’est là qu’il rencontre la pensée de Frantz Fanon –, cette schizophrénie des Africains-Américains, les militants l’avaient constatée depuis les années 1920, elle était centrale à leurs yeux.

Cette hypothèse, l’auteur la fonde en particulier sur l’étude très précise d’un autre cas, celui d’Abdul-Rasheed Karim, 28 ans, arrêté en 1968 après s’être défendu contre l’agression de trois hommes blancs et le passage à tabac par des policiers. Il est incarcéré à la prison de Marquette, où il devient « Black Muslim ». Après onze mois d’incarcération dans le quartier de haute sécurité, le psychologue note dans son évaluation qu’il « refuse de coopérer. Il répète que seul Allah peut le juger […] Se montre querelleur. Attitude bravache envers les figures d’autorité blanches, délires paranoïaques relatifs à des complots policiers dirigés contre lui […] Clairement un cas de schizophrénie paranoïde ». Et Rasheed Karim de rejoindre Iona, en 1969. Là, on lui administre une camisole chimique à base de Thorazine, Mellaril et Haldol, dont, estime Meltz, « la moitié des dosages plongeraient n’importe qui dans un long sommeil anticholinergique ».

Ce que montre bien Étouffer la révolte, c’est comment les éléments historiques et sociaux contribuèrent à modifier la définition de la schizophrénie chez les hommes africains-américains, sans que les psychiatres en aient conscience, tant leur vision était essentialiste, figée dans des préjugés racistes. Si Metzl insiste sur l’opposition entre ces deux visions de la schizophrénie, celle des militants la considérant comme une résultante historique et celle des psychiatres comme proprement culturelle, c’est que le psychiatre qu’il est aujourd’hui entend dénoncer des phénomènes, sinon semblables, au moins comparables s’agissant d’une racialisation de la psychiatrie américaine.

Le livre s’achève en effet sur un retour à Ionia, où l’hôpital a été fermé à la fin des années 1970. Depuis 1987, sur le territoire de la petite cité, sur les vestiges de l’hôpital, a été établie Riverside, une prison de très haute sécurité, surnommée « I-Max ». Lors de sa visite dans cet établissement, Metzl est frappé par le fait que la répartition ethnique reproduit en grande partie celle de l’hôpital d’autrefois, et surtout que les détenus qualifiés de RTP (Residential Treatment Program For Mentally Ill Prisoners) constituent aux yeux des surveillants le plus grand danger, validant la thèse de Bernard E. Harcourt sur la « continuité du confinement » pour décrire cette évolution historique. Ce livre foisonnant vient ainsi enrichir notre connaissance de l’histoire de l’enfermement des jeunes hommes noirs aux États-Unis. L’auteur a des pages intéressantes sur l’histoire architecturale de ce lieu qui, du « Summer Camp », devint l’une des prisons les plus sécuritaires du pays.

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